980218
par François Brooks
Héraclite[1] met l'accent sur les contraires et
déclare : « Tout ce qui existe
n'existe que grâce aux contraires. C'est la tension entre les contraires qui
engendre la réalité. »
Parménide[2] dit : « Je peux dire "l'être est", mais je ne peux pas dire
"le non-être est". Pourquoi? Parce que ce serait une contradiction,
ce serait me contredire. »
Si je prolonge le raisonnement de Parménide,
je ne peux plus rien dire sur rien puisque tout est ce qu'il est, tout est
équation. Je ne peux plus dire « c'est
beau la vie » parce que je suis en vie. Il faudrait que je puisse être
mort pour apprécier ce qui me manque : la vie. La proposition « c'est beau la vie » sortant
de la bouche de quelque chose de vivant est donc invalide. Pareillement, si je
déclare : « mon bébé est le
plus beau bébé du monde » personne ne peut me contredire puisque c'est
le seul que j'ai. Ça me fait penser à Aldous Huxley qui fait dire à un de ses
personnages dans son roman Le meilleur
des mondes[3], « Le
secret du bonheur et de la vertu, c'est d'aimer ce qu'on est obligé de
faire. » Puis-je parler de bonheur et de vertu sans avoir la liberté?
C'est bien connu, si on ajoute
l'éclairage de toutes les couleurs, sauf une seule, c'est précisément de cette
couleur manquante que sera l'éclairage. Par exemple, si je mets du rouge, de
l'oranger, du jaune, du vert, du violet, c'est un éclairage bleu qui va
apparaître.
Jeanne Hersch nous dit : « Dans une discussion entre
adversaires, chacun s'efforce, pour vaincre, de montrer que l'autre se
contredit. Celui qui se contredit viole le principe d'identité, le principe de
non-contradiction. »[4]
Je suis pourtant bourré de
tellement de contradictions que si Parménide avait raison, je n'existerais pas.
Mais ça me fait quand même drôle de
penser que pour construire ces raisonnements j'utilise celui-là même de
Parménide (le principe de non-contradiction) tandis que je m'efforce de lui
donner tort. Parménide avait sa raison et cette raison est sûrement
valable puisqu'il a existé (m'a-t-on dit). Il combattait les idées d'Héraclite
mais ce dernier devait rire dans sa barbe puisque c'est le fait de sa pensée
contraire à celle de Héraclite qui lui donnait l'existence. De par son propre
raisonnement, il avait en quelque sorte besoin de celui de Héraclite pour le
confirmer dans sa pensée.
« Je
souffre volontiers complaisance splendide que l'on ne se conforme point à mon
avis. Vous proférez monsieur, des sottises énormes mais jusqu'à la mort, je me
battrai pour qu'on vous les laisse attenir ; attendez-moi sous
l'orme. »[5]
Vive les adversaires,
c'est par eux que j'existe!
[1] Héraclite : (Éphèse vers 550 - vers 480 av. J.-C.) Philosophe grec. ― Présocratique de l'école ionienne, il fait du Feu, qu'il désigne aussi comme l'Un, ou le Logos, le principe d'un Univers en perpétuel devenir, notion clef à travers laquelle il pense la lutte et l'unité des contraires. De son œuvre lapidaire et énigmatique, seuls quelques fragments nous sont parvenus.
Le Petit Larousse illustré 1999. © Larousse, 1998.
[2] Parménide : (Élée, Grande-Grèce, vers 515 - vers 440 av. J.-C.) Philosophe grec de l'école éléate. ― Dans son poème De la nature, il formule la proposition fondamentale de l'ontologie : l'être est un, continu et éternel.
Le Petit Larousse illustré 1999. © Larousse, 1998.
[3] En page 50 de l'édition Le livre de poche #346-347 - Plon