980130
par François Brooks
Lorsqu'on a arrêté d'enseigner les arts
ménagers aux jeunes femmes et les métiers aux jeunes hommes, on a institué
l'enseignement “unisexe”. On a évacué complètement l'enseignement des Arts Ménagers des programmes scolaires de telle sorte
que, devenus parents, ni l'un ni l'autre dans le couple n'avait été préparé à
la nécessité d'une permanence d'un des deux parents pour s'occuper d'élever les
enfants et d'entretenir le domicile familial. Alors, ont commencé les problèmes
de gardiennage et, pour se déculpabiliser de refuser de remplir leur rôle
traditionnel, les femmes ont pointé du doigt leurs maris en les accusant d'être
des pères absents. Pourtant, traditionnellement, les pères
devaient s'absenter régulièrement pour gagner le pain familial, et de ça, on ne
s'en était jamais plaint. Personne n'aurait songé à reprocher au père son
absence pour aller gagner l'argent nécessaire à faire vivre sa famille. Le
bien-être des siens était la forme que prenait la “présence du père” dans la
maison. La maison, les meubles, les vêtements, la nourriture, tout ça
témoignait bien de la présence d'un père remplissant ses responsabilités dans le
foyer familial. Mais dans une économie d'abondance où les rôles des époux ne
sont plus complémentaires les choses en vont autrement.
J'ai une amie, Louise, qui vit en couple
et qui est mère d'une petite fille de onze mois. Elle vient de congédier sa
troisième gardienne qui, encore une fois, avait des pratiques “douteuses” quant
à la façon de s'occuper de sa “poupoune”. Ces gardiennes avaient toutes l'incompréhensible mauvaise habitude de n'accorder que le strict minimum
d'attention et de soins à sa fille. Elle aurait voulu que ces femmes, en plus
de lui donner tous les soins de base nécessaires, jouent avec sa fille, la
stimulent intellectuellement, contribuent à son développement moteur. Louise,
en plus d'enseigner à plein temps, étudie en psychologie, elle est donc très au
fait des besoins d'un bébé et de ce qui favorise son développement. Elle
prétend ne rien avoir au monde ayant plus de valeur que sa fille. Pourtant,
elle a la naïveté de penser que pour un salaire dérisoire, elle pourra trouver
une gardienne qui donnera tous les soins et l'attention qu'elle croit
indispensables pour sa fille. Elle n'a pas encore envisagé mettre sa carrière
de côté un seul instant, ni son “mari” non plus d'ailleurs ; leur budget ne le
leur permettrait pas. Pour faire vivre leur fille et eux-mêmes (et
la gardienne),
ils ont besoin de deux salaires d'au moins 35000$
chacun. Je me demande encore comment mon grand-père Brooks faisait pour faire
vivre treize enfants avec son seul salaire de chauffeur d'autobus de la Ville
de Montréal. Ma grand-mère administrait le budget ; elle était ménagère [1]. Je me demande pourquoi ce beau métier
de ménagère [F1]est disparu ; le mot même est devenu
tabou, les “femmes au foyer” d'aujourd'hui semble en avoir honte et pourtant,
c'est en ménageant que les mères d'antan pouvaient accomplir le “miracle” de
faire vivre tant d'enfants avec un modeste salaire.
Il y a quarante ans, ma mère avait refusé
d'aller travailler pour élever ses trois bébés toute seule. Veuve et seule soutien
de famille, elle croyait que personne d'autre qu'elle-même ne pouvait assurer
adéquatement l'éducation de ses trois fils. Elle avait les idées bien arrêtées,
c'était une tête forte. Si mon père avait survécu à sa maladie, nul doute que
c'est elle qui aurait porté
la culotte dans la maison. Elle
tenait souvent des propos féministes avant l'heure. Pourtant, elle disait : «Si
j'ai mis des enfants au monde, ce n'est pas pour les faire élever par les
voisins». Elle aussi prétendait que rien au monde n'avait plus d'importance que
ses enfants. Elle avait mis, à regrets, sa carrière de garde-malade de côté
pour élever sa famille. Je sais, mon exemple est un peu boiteux, mais je n'en
ai pas d'autre à présenter puisque c'était ça ma famille : une veuve avec ses
trois fils desquels j'étais le cadet.
Autre temps, autre mœurs. Aujourd'hui,
nous vivons l'époque où les deux
parents sont absents ... et ... naïfs. Les parents d'antan n'étaient sans doute pas
moins naïfs mais ils vivaient dans une société qui, même si elle ne
reconnaissait pas l'importance de l'épanouissement personnel, avait toutefois
le mérite d'avoir préparé ses enfants à jouer des rôles complémentaires dans le
couple. L'épanouissement personnel comme on l'entend aujourd'hui, eux,
appelaient ça de l'égocentrisme. Mais au fait, de l'égocentrisme, aujourd'hui,
on reconnaît ça comment? Est-ce que ça existe encore?
Vous me direz « mais l'autre, le “mari”,
pourquoi n'assume-t-il pas la tâche complémentaire? Pourquoi Louise ne
pourrait-elle pas poursuivre sa carrière et lui, s'occuper de la petite?
Pourquoi faut-il que ce soit elle qui mette sa carrière de côté?» Votre
question est effectivement plein de sens, et vous avez parfaitement raison de
penser que, si l'un comme l'autre a le désir de poursuivre une carrière, dans
une société qui reconnaît comme priorité la liberté individuelle, bien malin
serait celui qui pourrait trouver un critère pour imposer à l'un des deux de se
mettre prioritairement au service des soins familiaux. Sinon que c'est celle
qui enfante et qui devrait allaiter mais ces deux fonctions ont, bien entendu,
été injustement attribuées par la nature à la femme et c'est très “juste” que
notre société moderne n'en tienne plus compte. Après tout, la carrière, c'est
ça l'essentiel!
Il est clair que dans ce cas-ci, comme
dans mille autres, la nécessité d'employer à plein temps un des deux parents
pour noyauter la famille n'a pas été reconnue. On pense faire une réelle
famille avec des absents et en achetant la présence d'une étrangère : la gardienne.
On pense que le bonheur est dans la réalisation personnelle et le roulement de
l'économie. Autrefois, la réalisation personnelle consistait à avoir des
enfants et à bien les élever ; on pensait que l'amour autour d'une famille unie
était garante du bonheur. Aujourd'hui, on veut plus! Cette ancienne façon de concevoir le bonheur, n'était pas
suffisante. Les déceptions qu'engendrait cette vision nous ont amenés à penser
qu'il faut y ajouter d'autres occupations pour suppléer au
manque que nous vivions.
On pense encore à avoir
une famille mais on pense aussi que le bonheur sera plus complet seulement si
nous avons les revenus suffisants pour nous payer tout ce que la publicité, les
modes sociales et notre ambition personnelle nous impose d'acheter. On court
non pas deux lièvres à la fois, mais dix. Les bouddhistes doivent bien rire de
nous, eux qui pensent que la source de nos problèmes est dans le désir et font tout pour s'abstenir d'en avoir.
Je peux sembler suggérer
par ma réflexion que “c'était mieux autrefois”. Pas du tout! On jouait un autre
jeu et, pour y avoir vécu, je sais que le bonheur n'y était pas plus présent
(mais, pas moins non plus) sinon, nous n'aurions rien changé. Ce texte n'est
qu'une réflexion. Je n'ai pas de solution à proposer. Je vois que chacun
cherche le bonheur et que celui-ci à la curieuse caractéristique de devoir être
constamment recherché. Le bonheur ne se trouve nulle part ; comme le disait Léo
Ferré, Aussitôt là, faut
qu'il s'en aille...Le
bonheur, c'est un chantier permanent. Comment le vôtre progresse-t-il?