980108
par François Brooks
Si j'étais Allemand, mon inconscient collectif me ferait baisser les yeux chaque fois
que j'aurais à m'adresser à un Juif. Quoique je serais tenté de me réjouir en
apprenant les bêtises que ces derniers font avec les Palestiniens. Ça
contribuerait à me déculpabiliser (collectivement).
Je vois cependant la collectivité agir au
travers des individus de façon beaucoup plus personnelle et intime. En faisant
la queue dans les différents services, à l'aéroport, dans les restaurants et
autres endroits multiethniques, j'ai remarqué qu'il y avait une différence
entre l'individu et la chose qui s'exprime au travers de sa voix : l'accent. Les Français aiment notre accent québécois et ils m'ont quelquefois gentiment fait remarquer
qu'ils avaient reconnu mon accent. Bien sûr, pour moi ils ont tous
un accent ; mais au fait, tout le monde a un accent. Celui-ci est la signature que la société inscrit en nous
parce que c'est elle qui parle lorsque j'ouvre la bouche.
Ça m'est apparu comme une évidence à
Toronto, la semaine dernière, lorsque j'observais une jeune femme qui attendait
silencieusement qu'on la serve, elle et son enfant, à un comptoir de
restauration rapide. Elle avait toutes les apparences d'une belle Québécoise.
Elle avait les yeux brillants et semblait avoir l'esprit vif. C'est lorsqu'elle
a ouvert la bouche pour parler à son compagnon que j'ai arrêté de la
reconnaître comme une des miennes : les mots qu'elle utilisait pour
communiquer étaient d'une autre culture. C'est comme si ce n'était pas elle qui
parlait mais la société anglo-canadienne à travers sa bouche.
À Paris, j'ai senti la même chose. Les gens
parlent français mais la mélodie appliquée aux mots qui sortent de leur bouche
appartient au terroir. En les écoutant, si je fais abstraction de la
sémantique, je m'aperçois que tout le contenu de la conversation est supporté
par une musique caractéristique à la langue parlée et qui répète
continuellement à peu près les mêmes mélodies. Bref, tous les gens d'un même
terroir chantent à peu près la même chanson. Si j'écoute les Chinois parler,
c'est encore plus évident puisque, ne connaissant pas la langue, je n'entends
que la mélodie.
Hier, j'étais dans le métro de Paris et
il y avait un jeune basané aux cheveux bouclés (probablement d'origine arabe)
qui n'était pas content et qui gueulait publiquement. Personne ne lui
répondait. Je crois qu'on en avait un peu peur. Il pestait contre la société et hurlait à qui voulait l'entendre qu'il la rejetait. Il
traitait les gens de «zombies,
d'endormis, de cerveaux morts». Ce qui m'amusait dans ce spectacle, c'est qu'il utilisait un
accent parfaitement parisien pour s'exprimer. C'est comme s'il nous avait dit :
«Je déteste la langue française, je vous déteste tous, vous les Français, vous
et votre culture». C'était pathétique de l'entendre devoir se compromettre à
utiliser cela même qui lui avait été donné par son éducation : sa langue, sa culture, pour vomir celle-ci. C'est comme si
j'avais entendu une culture se vomir elle-même. Bien sûr, cet homme nous disait
: «Je n'ai pas ce que je veux et je suis malheureux» ; c'était touchant. Il ne
digérait pas cette société qui est sa cage
et qui est la mienne aussi, bien entendu.
Dès le moment de notre gestation, dans le
ventre de notre mère, la cage dans laquelle nous naîtrons est déjà prête. Cette
cage, c'est pour moi la langue de notre culture. Pour me l'illustrer, je pense
à la peinture de René Magritte Les Affinités électives (1933). Celle-ci représente un oeuf énorme qui
remplit presque complètement la cage qui le contient.
Henri Laborit nous faisait observer [1] qu'à la mort, «ce n'est pas nous qui mourons ce sont les autres.
Ce sont ceux qui ont inscrit leurs traces en nous, ce sont ces autres que nous
sommes devenus qui vont mourir. Nous sommes les autres». Et cette souffrance que je ressens
parfois et que le type du métro de Paris ressentait en vociférant, appartient-elle
aussi aux autres? Le point de vue de monsieur Laborit est très intéressant, il
me présente une perspective importante qui alimente ma réflexion, mais j'aurais
plutôt tendance à nuancer en ajoutant que cette cage de la langue, de ma
culture, à laquelle je m'identifie n'est pas moi, mais, pour les autres, c'est
elle qui mourra lorsque je mourrai. Dans ma solitude, ma souffrance est bien à
moi, pas aux autres ; il n'y a qu'à voir le peu de cas qu'on en fait lorsque je
cherche à en parler.
Connais-toi toi-même... Connais-toi toi-même... Connais-toi toi-même... disait Socrate.