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  Mardi 3 avril 2001 
   
    
  Lettres des
  lecteurs 
  La haine du col
  bleu 
  François Brooks, col bleu 
  Montréal 
  Quand j'étais petit, la maîtresse d'école avait coutume de menacer les
  cancres : « Si tu n'étudies pas mieux, tu vas devenir vidangeur».
  La haine du métier de col bleu s'enracine très loin. Aujourd'hui, il est de
  bon ton de casser du sucre sur le dos de ces travailleurs manuels que l'on
  tourne facilement en dérision avec mépris. Reconnus pour être paresseux, on
  le caricature souvent appuyé sur une pelle, oisif et imbécile. 
  Je suis col bleu et je sais que l'image véhiculée de mon métier est
  tout aussi fausse que pour tout autre métier. Bien sûr, il y a des fainéants
  dans notre groupe, mais, comme dans tout groupe, il y a aussi des
  travailleurs moyens et des zélés. Et, pour avoir travaillé dans plus de 20
  milieux différents avant de m'engager pour la Ville de Montréal, je sais
  pertinemment que notre attitude au travail n'est ni pire ni meilleure que
  dans d'autres groupes de travailleurs. 
  Mais pourquoi donc cette image négative du col bleu persiste-t-elle? Comment
  se fait-il que certains médias s'acharnent volontiers sur ce groupe de
  travailleurs plutôt qu'un autre? 
  Je ne connais personne qui n'a pas une histoire d'horreur, vécue par
  elle-même ou un de ses proches, à raconter sur les médecins. Pourtant, cette
  profession n'en porte pas moins son auréole de respectabilité pour autant. Pourquoi
  le col bleu est-il si méprisé? 
  Le col bleu s'abaisse généralement à faire des tâches que la plupart
  des gens refuseraient de faire à tout prix. Qui accepterait de courir en
  arrière d'un «truck à vidanges» pour 12.50$ de l'heure, et de respirer
  pendant toute la journée les immondices répugnantes? Pendant que j'occupais
  ce poste, je voyais souvent des piétons se boucher le nez à notre passage. Qui
  accepterait de travailler dans les égouts pour 13.30$ de l'heure en compagnie
  des rats, ces «charmantes» petites bêtes qui font frémir certains rien qu'à y
  penser? Qui accepterait de marcher l'hiver la nuit à des températures de
  -25°C devant une souffleuse bruyante pour 12.50$ de l'heure, pour un chiffre
  de 12 heures, sept jours d'affilée même avec des pauses pour se réchauffer? Qui
  accepterait de travailler à la semaine longue pour 14.70$ de l'heure à
  conduire des camions et autres engins sales, désuets, bruyants,
  inconfortables, respirer l'odeur de diesel qui s'en dégage, endommager sa
  santé et sa colonne vertébrale?  
  Qui accepterait, pour 13.30$ de l'heure de passer ses journées à faire
  les réparations à la chaussée parfois sous un soleil brûlant, et à respirer
  les émanations de goudron qui se dégagent des tonnes d'asphalte destinées au
  confort des automobilistes qui ne sont pour la plupart même pas montréalais? Qui
  accepterait pour 12.95$ de l'heure de travailler, toujours de nuit, à faire
  les lignes sur la chaussée s'exposant aux taxis assassins et autres chauffards
  en état d'ébriété des petites heures du matin? Qui accepterait pour 15.60$ de
  l'heure de travailler dans des nacelles à 40 pieds dans les airs sous toutes
  les températures possibles risquant l'électrocution pour réparer l'éclairage
  de rue qui rend la ville sécuritaire? Qui accepterait pour quelque salaire
  que ce soit d'endurer les invectives des passants montés contre nous par une
  propagande haineuse? 
  Pas vous, non, monsieur (ou madame) le journaliste qui avez étudié et
  vous êtes évité de travailler dans les ordures, les égouts ou les
  intempéries. L'ordinaire du col bleu c'est le bruit, la saleté, les odeurs
  nauséabondes, les lieux inconfortables, les émanations cancérigènes, le
  stress thermique, les dangers du métier, l'usure prématurée de la santé, et...
  le mépris de la population entretenu par certains journalistes. Vous vous
  demandez pourquoi le col bleu est déprimé et vous vous en moquez. Moi je me
  demande comment se fait-il qu'il n'est pas plus déprimé que cela. Vous pouvez
  bien nous mépriser et continuer à perpétuer ce mépris du col bleu que la
  maîtresse d'école vous a inculqué. 
  Vous me faites penser au dédain sournois que la société japonaise
  entretient envers les Burakumin, cette classe sociale inférieure
  d'intouchables qui s'abaissent à faire les basses besognes que la religion
  interdit. Tuer des animaux est mal, mais il faut bien que certains acceptent
  de souiller leur âme pour que d'autres puissent manger en conservant leur
  odeur de sainteté. Voilà ce que le col bleu accepte de faire pour un salaire
  que vous pensez trop élevé mais dont le double ne suffirait pas à vous
  décider de vous joindre à nous pour salir vos mains et donner les services
  indispensables à la population. 
  Si les vidangeurs ne faisaient pas leur basse besogne, combien de
  médecins supplémentaires aurions-nous besoin pour soigner les malades
  qu'entraînerait ce manque de mesures sanitaires? Si les électriciens
  négligeaient de réparer l'éclairage de rue, combien de crimes supplémentaires
  les policiers devraient-ils constater? Si les cols bleus faisaient
  véritablement leur travail de marquage de chaussée à la légère, combien
  d'accidents y aurait-il en plus dans les rues de Montréal? Mais une chose est
  certaine, si votre plume fielleuse envers les cols bleus se tarissait,
  personne n'en souffrirait. Et c'est peut-être ce qui vous rend si méprisant
  envers nous, de savoir que nous vous sommes indispensables alors que vous ne
  nous l'êtes pas. 
  Ne croyez-vous pas qu'il serait temps de remettre les choses à leur
  place et de reconnaître enfin que le métier de col bleu est un métier tout
  aussi noble que le vôtre sinon plus? Et d'arrêter de focaliser sur ceux
  d'entre nous qui sont moins productifs parce que, peut-être qu'eux aussi
  auraient voulu travailler dans les conditions dont vous jouissez pour
  exécuter votre travail. 
  Une récente étude réalisée par le Service du personnel de la Ville de
  Montréal nous apprend que la cause principale des congés de maladie accordés
  aux cols bleus est due à des dépressions. Le caricaturiste Serge Chapleau de
  La Presse a tôt fait de nous ridiculiser, et l'éditorialiste Michèle Ouimet
  voit quelque chose de malsain et de pourri dans l'« incapacité
  chronique de la Ville à gérer ses gros syndicats». Je vous invite quand
  vous voudrez à passer une nuit à travailler avec moi, monsieur Chapleau et
  madame Ouimet. Vous verrez que mes tâches sont moins simples sur le site que
  du point de vue de votre pupitre douillet. Je vous invite à choisir une nuit
  de grands vents, de tempête ou de -25°C si vous avez des couilles. Je vous ferai
  faire un tour de nacelle, vous verrez comme la Ville de Montréal c'est beau
  vu d'ailleurs que de votre point de vue ordinaire. Je vous présenterai ces
  héros de la petite semaine qui travaillent pour vous 24 heures par jour. Je
  vous donnerai l'occasion d'élargir le point de vue étroit duquel vous
  abreuvez la population. Vous saurez peut-être ensuite écrire et dessiner avec
  plus de nuance. Vous nous
  ridiculisez et nous méprisez mais nous, nous savons que votre mépris témoigne
  de votre ignorance et retombe sur vous-même. 
  Vous pensez vous attaquer à un
  abcès lorsque vous vous attaquez à Jean Lapierre mais nous sommes fiers de
  notre chef syndical démocratiquement élu qui nous représente tous. Lorsque
  vous l'attaquez, c'est nous que vous attaquez. Lui, il fait son travail selon
  le mandat que nous lui avons confié, avec beaucoup de courage. Je me demande
  si votre chef syndical aurait autant de courage si la population se mettait à
  dénoncer la profession journalistique avec autant de fiel que vous nous
  dénoncez. Mais pour ça, vous ne risquez rien parce que pour dénoncer, il faut
  des moyens de presse et c'est vous qui les détenez. Vous ne laisseriez pas
  faire à moins que vous ne soyez vraiment professionnels, et que vous ne
  publiez ce texte. La balle est dans votre camp. 
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