001204
par François Brooks
Dès cette année, on a commencé à réinstaurer le vouvoiement dans les écoles. On a fini par comprendre que le respect est une condition essentielle à l'éducation.
Au Québec, on a des gens instruits, certains ont de la formation, mais les gens éduqués nous font cruellement défaut. Et on s'étonne que les enseignants soient victimes de manque de respect et parfois même de violence dans les écoles.
Notre amour de l'égalitarisme et nos désirs sentimentaux nous ont amenés à croire que notre société serait bien meilleure si les parents et les enseignants étaient amis avec les enfants plutôt que porteurs d'autorité.
C'est l'éducation, l'instruction et la formation qui donnent à l'individu son autorité et non le simple fait de vivre. L'enfant est un petit être parfois charmant mais toujours sujet à ses pulsions. Le considérer sur le même pied d'égalité que l'adulte éduqué déprécie l'éducation si difficile à acquérir mais nécessaire pour vivre harmonieusement en société.[1] Ça nous aura pris trente ans de réformes expérimentales et romantiques pour s'en rendre compte.
Le bilan est plutôt désastreux : nous nous retrouvons avec deux générations d'individus sans notion de bienséance et qui ne savent souvent ni se présenter ni même répondre correctement au téléphone.
Votre téléphone sonne et vous répondez.
— Allo!
— Ouais!, Cé qui qui parle?
En personne bien éduquée et observant la Charte des droits et libertés, dois-je accepter d'être dérangé chez-moi par un individu inconnu qui n'a même pas la décence de se nommer lorsqu'il se présente?
Le droit d'être accepté tel que l'on est donne aussi le droit de ne pas participer à une société qui nous impose des exigences. Ça donne le droit de refuser l'éducation[2]. Et si cette société ne nous donne pas de travail parce qu'on refuse d'y participer, elle donne cependant droit à l'assistance financière. Une personne qui refuse d'en nourrir une autre enfreint le droit au secours. Et si une personne vole pour manger elle pourra dire qu'on a refusé de lui porter secours. La boucle est bouclée, nous avons le droit de voler pour manger et vive les droits et libertés! Heureux sommes-nous de vivre une époque d'abondance sans cataclysme naturel sérieux, sinon, je n'ose imaginer les barbaries auxquelles nous nous livrerions les uns sur les autres. Droit à l'instruction, droit au refus de l'éducation, droit à l'assistance financière et obligation de porter secours, tous ces droits font que ceux qui acceptent de s'instruire et de s'éduquer deviendront les riches qui auront l'obligation de porter secours à ceux qui auront choisi l'ignorance la fainéantise l'oisiveté et la pauvreté.
Ce problème remonte loin. Dans mon enfance, nous pensions beaucoup de mal des gens éduqués remplis de mauvais sentiments. Nous pensions que la solution consistait à cultiver nos bons sentiments. Nous ignorions qu'une société remplie de bons sentiments mais sans éducation n'est qu'un autre type d'enfer. L'équilibre n'est pas facile à trouver.
Je pense que si nous avons fait la vie trop facile à nos enfants, c'est aussi parce que, dans une société où les deux parents travaillent sans cesse, nous manquons du temps et de l'énergie nécessaire à entretenir certaines difficultés formatrices. Lorsque je me suis astreint pendant toute la journée, tout comme ma conjointe, à travailler sous la pression imposée par la productivité, revenu chez-moi le soir, je n'ai plus envie d'en rajouter. Devenir à mon tour le bourreau de mes enfants me répugne. Tout ce que je veux, c'est la paix et un peu d'affection. Autrefois, le besoin d'ordre naissait dès le départ puisque avec une famille nombreuse, l'ordre et l'autorité étaient nécessaires sinon il aurait été trop difficile de vivre ensemble. Les micro-familles repoussent ce besoin beaucoup plus tard. Les enfants sont formés à tout recevoir comment pourraient-ils comprendre le besoin de se discipliner[3].
Pendant trente ans, on a perdu ce point de vue. Chacun y a gagné en autonomie et en liberté personnelle. Mais le peu d'éducation des nouvelles générations entraîne des problèmes qui nous obligent à nous poser ces questions : « Comment vivre ensemble? », « Comment éduquer nos enfants? ». Je loue aujourd'hui mes éducateurs qui misaient autrefois sur la force que j'allais bâtir en faisant face aux obstacles qu'ils avaient le courage d'ériger devant moi pour m'éduquer. Je les loue d'autant plus qu'ils se posaient courageusement en bourreaux devant affronter ma haine. Ils se privaient de mon affection pour m'obliger à me dépasser. Aurions-nous ce courage pour permettre à nos enfants d'être mieux éduqués? Leur abnégation était admirable puisqu'ils vivaient alors pour un idéal dont certains ne devaient pas vivre assez longtemps pour en voir les fruits.
En contrepartie, ceci m'amène à regretter amèrement l'attitude douceâtre, voire romantique que nous entretenons depuis les trente dernières années avec nos enfants. Nous n'avons pas eu le courage de leur donner l'éducation solide qu'on a reçue. Je les vois démunis comme si nous les avions négligés. Nous avons tout fait, pour qu'ils ne vivent pas les inconvénients que nous avons dû supporter quand nous étions jeunes, en pensant les aimer. Ils n'ont manqué ni de vêtements, ni de nourriture, ni de gîte, ni d'amour, mais ils me semblent si démunis. Aujourd'hui, ils sont devenus irresponsables et esclaves de leurs pulsions. Ceci me rappelle une phrase de mon ami Daniel Descheneaux (inspiré de Robert Heinlein) [4] : « Si tu n'aimes pas tes enfants, fais leur la vie facile ».
Aimer ses enfants de manière à ce qu'ils soient toujours heureux en leur donnant tout ce qu'ils nous demandent afin de leur éviter toute frustration est l'idéal en vogue. Cette vogue est issue du courant psychothérapeutique qui, depuis trente ans, nous met en garde de "traumatiser" nos enfants en bas âge : nous serions criminels. Et puis, ça nous apporte leur affection si prisée par les temps qui courent où les enfants sont rares. On ne se pose pas de question. On a la conscience nette et un bénéfice immédiat. Mais les résultats à long terme nous montrent combien nous sommes petits à côté des titans qui nous ont éduqués. Peu importe que nous les privions de notre affection, nos parents, enseignants et éducateurs travaillaient pour un idéal plus élevé : faire en sorte que nous devenions des gens éduqués. Ils ont été cependant si durs avec nous, que nous avons tout fait pour éviter d'être comme eux avec nos enfants.
Comment éviter l'oscillation entre une éducation trop permissive et trop répressive? Comment donner aux jeunes le goût de la discipline et leur faire ressentir le plaisir des bénéfices apportés par l'observation des règles de bienséance? Le respect de soi, le respect des autres, l'honneur et la dignité sont-ils des concepts vide de sens? Comment concilier amour et autorité? Toutes ces questions, pour moi, visent la recherche d'une solution à cette question cruciale à laquelle nos jeunes auront à faire face : Comment pourraient-ils trouver un équilibre pour faire en sorte qu'une bonne éducation passe tout en donnant le goût à leurs enfants de répéter leur méthode sur leurs enfants à venir? Trouveront-ils le moyen d'éviter les écueils extrémistes sur lesquels se sont buté leurs parents et leurs grands-parents?
[1] L'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (de 1982) qui garantit les Droits à l'égalité, interprété autrement devient une Garantie du droit à la liberté de refuser l'éducation. Est-ce que le droit à l'intégrité d'une personne est enfreint lorsqu'un adulte demande à un jeune d'observer le règlement dans un lieu public? (ne pas fumer, ne pas cracher, se vêtir convenablement, etc.). La liberté doit-elle inclure le droit à l'ignorance, la grossièreté, l'impolitesse et l'incivilité?
[2] À ne pas confondre avec « instruction ». Lire à ce sujet le texte : 990119 Éducation et instruction.
[3] L'indiscipline est maintenant devenue une maladie que l'on traite au Ritalin®.
[4] «Do not handicap your children by making their
lives easy», Robert
A. Heinlein, Time Enough For Love, Ace Books © 1994