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La vie c'est dans le senti, pas dans la tête (Les vraies affaires)

par François Brooks

« La vie, ça se passe dans le senti, et non dans la tête », nous a-t-on répété ad nauseam pendant toute la fin de semaine dernière à l'Atelier de l'Humain de Gervaise Boucher.

 

Je comprends l'idée mais je sens que, présenté comme ça, on essaie de me couper d'une partie importante de ce que je suis. Combien de fois ne m'a-t-on pas répété à l'école depuis mon enfance « Sers toi- de ta tête »? Comme si une nouvelle mode de pensée prenait de l'importance, on me commande maintenant de mettre de côté la base même de mon éducation. C'est comme si on me rejetait parce que je m'identifie encore à l'éducation rationaliste que j'ai reçue. On m'invalide.

 

Mais comment peut-on formuler une phrase semblable? N'est-ce pas un fait que notre vie serait impossible sans notre tête? A-t-on jamais vu un corps heureux fonctionner sans tête?

 

De plus, nous savons que le cerveau est le siège des émotions[1] et qu'il remplit les deux fonctions motrices et sensorielles indispensables à la vie. À la lumière de ces faits, j'estime cette proposition fausse.

 

Lorsque je lis cette phrase : « La vie, ça se passe dans le senti, et non dans la tête », j'ai la désagréable sensation qu'on essaie de m'imposer une morale, une façon de voir la chose. On me commande de ne plus me servir de ma tête pour accéder à « la vie ». N'est-ce pas dangereux de me couper de ma tête et de mes raisonnements? Si je me sens en colère, et si je n'ai pas ma tête pour réfléchir, vais-je pouvoir retenir mes gestes violents ou destructeurs? Irrité par cette phrase, je devrais frapper l'imbécile qui la formule plutôt que de me contrôler rationnellement et rédiger ce texte réfléchi?

 

Je vois aussi un côté raciste, ségrégationniste, excommunicateur dans cette formulation. S'il est préférable pour sentir sa vie d'exclure notre tête, que penser de tous les intellectuels que Bernard Pivot reçoit chaque semaine? Qu'ils soient académicien, prix Nobel ou autre, ces écrivains doivent-ils êtres vus comme des gens « déconnectés » parce qu'ils utilisent une plus grande variété de mots pour s'exprimer? Est-ce que leur articulation intellectuelle les invalide automatiquement du privilège de sentir leur vie? N'assiste-on pas ici à une nouvelle formulation de la sempiternelle lutte des classes?

 

En pensée symétrique[2], cette phrase me fait penser que son auteur refuse d'être dans « sa tête ». J'en déduis qu'il a des difficultés à intellectualiser qui le mènent à vouloir refuser cette facette de son être et la dénonce comme invalide chez les autres. Incapable de la manier, il se coupe ainsi de cette partie de lui-même qu'il méprise.

 

N'est-il pas possible de concilier le « senti » et la « tête » plutôt que de les présenter comme deux ennemis irréconciliables? Le cœur (le senti) et l'esprit (la tête) ne nous procurent-ils pas davantage l'impression d'être en vie lorsqu'ils s'accordent en harmonie l'un avec l'autre? Si les mots doivent servir à guérir, ne serait-il pas préférable qu'ils ne provoquent pas d'effets secondaires destructeurs? Quelle est l'idée qu'on essaie de passer et comment pourrions-nous la reformuler pour qu'elle se révèle correctement? Pour que la phrase qui exprime cette idée n'insulte ni l'intelligence ni le sentiment, puisque nous choisissons de passer par la parole pour exprimer nos émotions, et que celle-ci peut facilement cacher celles-là, je propose de formuler l'idée par l'une ou l'autre des trois phrases suivantes :

 

Quelle est l'émotion qui me fait parler?

 

                        Est-ce que mes mots révèlent ou cachent mes émotions?

 

                        Qu'est-ce que mon émotion me fait dire?

 



[1] Henri Laborit (1914 – 1995), médecin et biologiste français, mentionne qu'il existe dans le cerveau humain une partie que Maclean appelle le cerveau de l'affectivité (dans le film Mon oncle d'Amérique de Alain Resnais ©1979).

[2] Notion que j'ai présentée dans le texte daté du 5 avril 2000 La pensée symétrique

(La ‘pensée symétrique' est celle de l'homme qui voit toujours le pareil et son contraire s'équilibrer et qui s'alimente de ces interminables discussions entre les vérités opposées, les complémentarités, les antagonismes, les paradoxes.) Cette notion m'a été inspirée par le philosophe Alain qui disait « Réfléchir c'est nier ce que l'on croit. Une idée que j'ai, il faut que je la nie : c'est ma manière de l'essayer. »