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par François Brooks
J'ai l'impression que si j'utilise un mot trop souvent, il perd son sens. Pour nommer les mêmes choses, les vieux mots me semblent parfois invalides.
Par exemple, le mot « évolution », dont on se sert dans toutes les conversations, qu'elles soient mondaines, psychothérapeutiques, télévisuelle ou dans des ateliers dits de « croissance personnelle », me semble usé, invalide. Monsieur Darwin avait émis l'hypothèse que l'homme actuel serait l'apogée de transformations successives appelées « mutations » selon lesquelles il y aurait une adaptation à l'environnement combinée à des caprices biologiques dus au hasard et à la sélection naturelle. On dit que c'est ça l' « évolution ». Pourtant, le sens courant qu'on donne à ce mot se réfère le plus souvent dans l'esprit des gens qui l'utilisent à la notion de « transformisme », théorie de monsieur Lamarck selon laquelle les êtres vivants se transforment graduellement vers une forme plus « élevée », mieux adaptée à leur environnement.
Le mot « Dieu » fut tellement trituré à toutes les sauces, qu'il a fini par presque disparaître de notre vocabulaire courant. On évite d'en parler puisqu'on ne sait plus à quoi il réfère. Ce mot est en quarantaine, en repos, en convalescence. Sera-t-il bientôt réhabilité et quel sens commun revêtira-t-il?
Même le mot « nouveau » devient suspect maintenant à mes yeux. « C'est mieux quand c'est nouveau » nous dit la publicité à tous les jours. On croirait entendre des disciples d'Héraclite attardés de 2500 ans. Cette mode a simplement cédé sa place à celle de la « tradition » de nos arrière-grands-parents, eux, disciples attardés de Parménide.
Les mots s'usent. Même ma blonde n'entendait plus la même chose après 5 ans de fréquentations quand je lui disais « je t'aime ». Elle m'a laissé. Pourtant mes sentiments étaient toujours les mêmes.
On ne dit plus « complètement », on dit « full ». Il était « full transformé » nous disent les jeunes aujourd'hui. « Complètement transformé », ça ne voudrait pas dire la même chose. Le culte de la nouveauté est si bien ancré dans notre société qu'on se croit obligé de réinventer le langage à chaque génération. C'est « l'évolution », diront certains.
Moi je dis que les mots s'usent. À l'emploi, ils perdent leur sens. À force d'être utilisés dans des contextes spécifiques, ils deviennent invalides lorsque de nouvelles situations ont besoin d'être nommées. Ils ne veulent plus dire la même chose puisque leurs significations sont attachées à des contextes connus. Les contextes changent, alors il faut trouver de nouveaux mots pour décrire ces nouvelles situations. Cette gymnastique intellectuelle aura en tout cas le mérite de nous garder l'esprit actif.