Le langage c'est l'ensorcellement [1]
par François Brooks
Sorti de l'école rempli de symboles et de bonnes manières...
Michel Rivard, Tout va bien (Un autre jour arrive en ville), 1976
Je ne suis qu'un voyant embarrassé de signes [...] Je ne suis qu'un binaire
Léo Ferré, Il n'y a plus rien, 1973
Le langage hypnotise l'esprit en lui créant une réalité théorique qui nous ensorcelle. Pris dans notre culture commune nous en arrivons bientôt à croire collectivement qu'il n'y a qu'une réalité (« Divine ») et nous ne voyons plus l'issue par où nous pourrions échapper à cette réalité qui n'est que construction. Notre rapport direct au monde disparaît et nous sortons du paradis terrestre pour ne plus voir que hiérarchie et contraste.
La philosophie doit servir à sortir de cet ensorcellement (Wittgenstein) pour nous mettre en état de créer notre propre univers. Savoir qu'on est ensorcelé n'est pas se libérer de l'ensorcellement, c'est se donner les moyens de se réveiller à un autre rêve, c'est devenir mobile, c'est pouvoir choisir, c'est agrandir notre champ de liberté.
Quand nous parlons, nous utilisons des symboles qui, dans notre esprit renvoient à des idées. Nous pensons voir les mêmes choses alors que nous avons appris ces notions dans des contextes différents. Que savons-nous de ce que l'autre entend lorsque nous parlons d'amour, de bien, de mal ? Cette ignorance nous coince tellement que dans nos discussions nous n'en finissons plus d'essayer de définir ces notions, alors qu'il n'y a rien à dire.
Chaque fois que j'entends un quidam essayer de me convaincre de ses idées, il devient suspect. Je me dis : « Encore un autre qui essaie de m'ensorceler. » Je vois bien qu'il essaie de se convaincre lui-même en me parlant. À vrai dire, je crois qu'il voudrait que je partage son envoûtement. Mais je suis moi aussi envoûté par mes propres idées ; pourquoi ne serait-ce pas lui qui se laisse évangéliser ? Alors, je le contredis. Tout le temps. Même si ce qu'il dit est en accord avec ma propre pensée, je le contredis. J'essaie de lui faire voir qu'en toute logique, j'ai raison de tenir des propos diamétralement opposés aux siens. Pire, ce sont ses propos qui justifient ma polarisation : on ne peut concevoir le bien sans penser le mal. C'est un jeu que j'adore. Au pire, ce conquérant débouté me prend en grippe, se renfrogne et coupe le contact. Au mieux, il voit que c'est ma façon de lui dire « j'aime te rencontrer » ; il se met à sourire et devient bon joueur. Après-tout, que n'en saurons-nous jamais des véritables pensées des autres ? La seule certitude qu'il me reste, c'est la présence de l'autre. Autant en profiter pour le caresser, le confronter.
Une idée que j'ai, il faut que je la nie : c'est ma manière de l'essayer. « Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. », disait le philosophe français Alain. J'ajouterai : c'est ma manière d'éviter l'ensorcellement. Mais mon ami Jean-Sylvain me dirait peut-être avec raison que tout ceci est mon ensorcellement à moi. J'ai besoin des autres pour m'échapper à moi-même. Mais quand ces autres deviennent d'autres pièges, ils sont mieux d'être plus rose que le mien. Où est l'issue ?... où est l'issue ?... où est l'issue? Il n'y a pas d'issue. Tout ce que je viens d'écrire s'est conformé à un code de symboles qui est lui-même un ensorcellement : le texte écrit en langue française. Mais pourquoi faudrait-il en sortir ?
[1] Je dédie ce texte à Tejumo.