2022-06-05 |
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Woody Allen et moralité paternelle |
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Je suis un père très affectueux qui aime les enfants. Woody Allen, Soit dit en passant, 2020, p. 453.
Je viens de terminer la lecture de l'autobiographie de Woody Allen, Soit dit en passant, (2020).
Son histoire abracadabrante pose de cuisantes questions éthiques.
Il insiste sur son innocence des accusations de pédophilie envers sa fille adoptive, la petite Dylan Farrow.
Le témoignage de la
lettre de Moses Farrow : Un fils prend la parole
le disculpe raisonnablement, mais l'opinion reste partagée.
Pour comprendre l'affaire, il est nécessaire de démêler l'imbroglio familial dans lequel il baigne.
Essayons de voir en quoi, et dans quelle mesure, il pourrait être fautif. Woody Allen a entretenu une liaison avec Mia Farrow pendant 12 ans, de 1980 à 1992. Durant cette période, elle a interprété de nombreux rôles dans les films du cinéaste. Divorcée deux fois — d'abord de Frank Sinatra, et ensuite d'André Previn — elle était déjà mère de six enfants en 1980, dont trois adoptés : deux Vietnamiennes et une Coréenne, Soon-Yi, née le ~ 8 oct. 1970. [1] En 1987 naît Satchel Ronan Farrow, enfant naturel de Woody et Mia. [2] Bien que Woody et Mia ne vivaient pas ensemble, ils ont adopté une fille et un garçon : Dylan et Moses. Woody la visite régulièrement et joue activement son rôle de père. Alors qu'il s'en était généralement désintéressé, lorsque Soon-Yi atteignit l'âge de ~ 20-22 ans, Woody l'invite à des matches sportifs, des films et sorties culturelles qui développèrent l'intérêt de l'étudiante pour l'art et la culture en général. Ceci contribua favorablement à l'épanouissement de la jeune femme qui avait vécu jusque-là timidement renfermée sur elle-même. Un jour, après avoir visionné un film, Woody l'embrasse. Ravie, Soon-Yi lui dit qu'elle se demandait quand il allait franchir le pas. Voilà, c'est fait ! Woody est amoureux de la jeune femme consentante et majeure. Ils croquent la pomme, et peu après, Woody croque quelques photos Polaroid de Soon-Yi dénudée, qu'il laisse imprudemment traîner dans son appartement. Lors d'une visite, Mia les découvre et pète les plombs. Le satyre avait séduit sa fille ! Légalement, elle ne pouvait pas l'attaquer puisqu'il s'agissait d'une relation sexuelle entre adultes consentants. De plus, Soon-Yi avait été adoptée avant la liaison de Mia avec Woody ; la relation n'était donc ni consanguine, ni même incestueuse, puisque juridiquement elle n'était pas la fille de Woody. |
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Mia fulmine. Elle ne peut faire condamner Woody ni pour viol (Soon-Yi était majeure et consentante), ni pour adultère (ils ne sont pas mariés, et l'adultère n'est pas un crime dans notre culture), ni pour inceste (Soon-Yi n'est biologiquement pas la fille de Woody). Elle brûle de le faire punir. On peut comprendre l'émotion d'une femme qui se sent trahie et cherche vengeance. Elle élabore donc un stratagème pour accuser Woody de pédophilie avec leur fille adoptive Dylan, alors âgée de 7 ans. Elle scénarise l'accusation en faisant répéter un faux témoignage à la petite qu'elle filme. La vérité n'a pas d'importance. Mia est blessée et estime Woody coupable moralement, même si son comportement envers Soon-Yi n'est pas illégal. Il s'en suit une saga judiciaire de plusieurs années où Woody perd le droit de voir sa fille Dylan et ses deux autres enfants aliénés par la mère — injustement d'ailleurs puisque deux enquêtes le blanchissent complètement des accusations d'abus sur Dylan. Le témoignage filmé par Mia n'était pas crédible, mais le (trop ?) prudent juge lui accorde un doute et écarte Woody de toute relation avec ses enfants. L'affaire ayant été très médiatisée, à partir de 2018, il voit sa carrière compromise puisque la communauté moraliste du cinéma états-unien lui tourne le dos. Si elle échoue au criminel, Mia arrive toutefois à priver Woody Allen de ses enfants et à torpiller sa réputation. Mais en quoi Woody serait-il fautif ? Aujourd'hui, la famille est déchirée : il y a d'un côté ceux qui prennent le parti de Mia (Ronan et Dylan), et de l'autre ceux qui se rangent du côté de Woody (Soon-Yi et Moses). Malgré les 35 ans d'écart, Soon-Yi épouse Woody Allen en 1997. Ils adopteront ensuite deux filles. Son intérêt pour Woody est compréhensible. Il est un compagnon de grande qualité : spirituel, cultivé, tendre, attentif, artiste prolifique, célèbre et argenté. Avec de tels atouts, la répugnance causée par la différence d'âge s'estompe. Bientôt héritière d'un cinéaste fou d'amour, la situation l'enchante. L'orpheline jadis abandonnée et ensuite molestée par Mia triomphe. Ce n'est pas d'hier que les femmes avisées troquent leur jeunesse flamboyante contre les avantages d'un mariage raisonnable avec un vieux crapaud décrépi. Par contre, en s'introduisant dans la vie sexuelle de sa quasi-belle-fille, Woody ne s'écarte-t-il pas de la moralité ? N'avait-il pas quand même la responsabilité de figure parentale face à Soon-Yi qui n'avait que ~ 11 ans au moment où il devint le compagnon de sa mère ? Si Woody était le père de ses frères et soeur, ne l'était-il pas aussi de Soon-Yi ? Et à plus forte raison par les 35 ans d'écart d'âge ? Peut-on être incestueux avec certains, et ne pas l'être avec les autres membres d'une demi-fratrie ? L'ère des familles recomposées pose des questions épineuses. Dans son autobiographie, Woody expose la cruauté maternelle de Mia et les déboires des Farrow — famille de basse réputation : frère en prison pour pédophilie, psychopathie, drogues dures, alcoolisme. Deux enfants adoptifs de Mia se sont « suicidés » ; comme Soon-Yi, ils avait été maltraités. Lourdes lacunes, mais les abus d'une marâtre tyrannique excusent-ils un père qui s'écarte de son rôle pour devenir sauveur, amant — et mari — de sa quasi-fille ? Woody n'aurait-il pas pu choisir de l'initier à la culture sans se servir dans le pot de miel ? Comme dans l'histoire d'Abélard et Éloïse, le consentement de Soon-Yi n'est-il pas analogue à celui de toute élève séduite par une personne en autorité chargée de l'éduquer ? Au nom de l'amour, la fortune justifie la relation : les plus riches, savants, expérimentés, doués ou prestigieux, ont toujours une longueur d'avance. Mais la morale exige au moins que les rôles parentaux soient maintenus pour la cohésion familiale. Woody profite de la zone grise des familles recomposées pour affirmer qu'il n'a légalement abusé de personne, mais il en résulte une regrettable division. Encore que l'amour des enfants, soit aujourd'hui exalté ; l'autorité parentale et l'ordre ne se maintiennent qu'au prix d'une chasteté consentie, et à plus forte raison pour une famille nombreuse où les faveurs suscitent si facilement l'envie. On imagine le chaos dans une famille licencieuse où les parents se permettraient de rompre le tabou : déchirements émotionnels, jalousies, jeux de pouvoir, etc. Dans une société hédoniste au possible, on comprend pourquoi les journaux rappellent chaque jour ce devoir minimum. En suppléant aux besoins romantiques de Soon-Yi, Woody blessait la mère et favorisait l'apparition de deux foyers d'alliances au sein d'une famille déjà dysfonctionnelle. Sa quasi-fille n'aurait-elle pas pu s'épanouir autant avec un étranger de son groupe d'âge après une éducation culturelle riche, chaste et paternelle, l'ouvrant au monde artistique en tout bien tout honneur ? Les divorces et chassés-croisés amoureux antérieurs des parents avaient déjà introduit une licence discutable. Woody l'accentue en passant la barrière du rôle paternel. Qu'aurait-il dû faire ? Dénoncer Mia au criminel pour abus physique et psychologique sur ses enfants ? Woody était-il prêt à subordonner ses intérêts à ceux des nombreux enfants de sa conjointe ? Que leur serait-il arrivé ? Quel bénéfice pour lui ? Il a simplement choisi, comme tout humain le fait généralement, de profiter de la situation en restant dans la légalité. En somme, les défaillances de Mia lui ont donné le beau rôle. Finalement, le principal reproche à lui adresser est de ne pas avoir eu le comportement héroïque que l'on attend généralement d'un père : aimer gratuitement. Woody Allen conclut l'autobiographie en écrivant que son plus grand regret est de n'avoir jamais réalisé un seul grand film. Son histoire comporte pourtant ample matière à le créer. Un ami le lui avait proposé, mais il a refusé. La relation à Soon-Yi aurait-elle résisté à l'exposition publique de sa transposition artistique ? En fait, ce qui constitue la grandeur d'un artiste, c'est avant tout la fidélité à son art. L'art est aussi une épouse intransigeante. Et comme l'oeuvre entière de Woody Allen porte principalement sur la mise en scène des infidélités conjugales, son plus grand film serait certainement d'exposer la quintessence de l'intérieur romantique inassouvissable de sa vie. Il l'a déjà fait, éparpillée ici et là dans ses nombreux films. Aurait-il enfin choisi la fidélité à l'épouse plutôt qu'à sa muse ? Tant mieux pour Soon-Yi, tant pis pour l'art. Un autre cinéaste aura certainement un jour le génie de le mettre en scène. Innocent, mais aujourd'hui époux soumis à une Soon-Yi tyrannique de 51 ans qu'il dédouane en affirmant stoïquement haut et fort son amour inconditionnel ; il expie maintenant, à 86 ans, au soir d'une vie romantique tumultueuse, le péché qui l'emprisonne loin de l'adulation d'une carrière artistique glorieuse. L'histoire de Woody représente pour moi le fil rouge de la délicieuse et déchirante immoralité de toute une époque, commençant avec l'amour libre des années hippies et traversant les histoires familiales décousues qui ont suivi, où la libération sexuelle conduisit à l'asservissement émotionnel des générations subséquentes. On a beaucoup joui ; on a tout consommé, sans rien laisser d'héroïque. |
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[1] Âge approximatif, puisque Soon-Yi avait été adoptée d'un orphelinat qui l'avait recueillie sans acte de naissance. [2] Mia déclara plus tard que Satchel Ronan était l'enfant naturel de Frank Sinatra, mais aucun test d'ADN n'a été consenti pour le prouver.
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