Les 5 pôles du féminisme
par François Brooks
Nos discours esquissent désormais un féminisme binaire qui a le bonheur de nous sortir du mouvement monobloc de jadis. On est généralement d'accord pour distinguer l'« acceptable » de l'« extrémiste ». Mais cette vision, quoique déjà plus nuancée, risque de nous enfermer dans une idée manichéenne qui escamote des courants bien distincts, loin de faire cause commune. Les féminismes sont divisés et souvent irréconciliables. Essayons de sortir des catégories binaires en brossant un tableau plus nuancé, à partir des cinq idéologies majeures et de leurs paradoxes inhérents.
Olympe de Gouges : Féminisme responsable
Simone de Beauvoir : Féminisme existentiel
Benoîte Groult : Féminisme victimaire
Monique Wittig : Féminisme lesbien
Élisabeth Badinter : Féminisme conciliateur
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Olympe de Gouges : Féminisme responsable
« La femme a le droit de monter sur l'échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. » De Gouges pose ainsi le fondement du féminisme responsable : si nous sommes punissables, nous devons donc assumer la responsabilité de nos actes et à ce titre, jouir de la liberté d'influencer. En effet, si la femme n'est que soumise, seul son maître doit rendre compte de ses actes. De Gouges, par sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, réclame l'accès à la responsabilité, c'est-à-dire, le droit d'être prise en considération pour ses idées. Une ère nouvelle s'ouvre alors pour la femme. De soumise et obéissante, elle accède au statut de res cogitans (chose pensante), une autonomie spirituelle jamais revendiquée jusqu'ici au nom de la moitié féminine de l'humanité. En posant l'égalité de la femme en droits, elle pose nécessairement l'égalité en devoir et donc, en responsabilité.
Cependant, les femmes, n'ayant jamais accédé au statut d'adultes matures, jouissaient des avantages de l'enfance perpétuelle où elles étaient maintenues : irresponsabilité, frivolité, considérations indulgentes, coquetterie obligeante, protection accrue et autres bénéfices secondaires que pouvaient susciter leurs charmes. Encore aujourd'hui, les plus charmantes d'entre elles n'ont que faire d'une liberté qui les rend responsables et les priverait de tous les privilèges de la séduction. La femme appartenait à l'homme comme un bien personnel, et à ce titre, celui-ci était tenu de prendre soin de cette propriété remarquable par des attentions particulières. Avec sa Déclaration des droits de la femme, de Gouges bouleverse un ordre dont les femmes devront apprendre à perdre un à un les privilèges : gagner en responsabilité, mais renoncer à l'intouchabilité.
Simone de Beauvoir : Féminisme existentiel
« On ne naît pas femme : on le devient. ». Beauvoir ancre ainsi toute la réflexion féministe autour de l'idée que la femme est une construction sociale à laquelle il faut échapper. Elle revendique, au nom d'une liberté sacrée de l'individu, le droit inaliénable de devenir une « être humaine » autre que celle des stéréotypes traditionnels.
Le refus de l'enfantement, considéré comme l'aliénation ultime de la liberté par ses fonctions utérines, pose cependant un singulier paradoxe : si la femme se dissocie du rôle traditionnel de la maternité, comment donc être femme? La femelle humaine qui n'a jamais enfanté, et qui détourne les artefacts culturels de la séduction dans le seul but du plaisir, est-elle une femme à part entière? Quelle est la véritable essence féminine?
En dissociant ainsi le sexe de la procréation, l'exploit technique permis par l'avènement de la pilule anticonceptionnelle mettait le vent dans les voiles de la philosophie de Beauvoir, percée majeure dans l'être femme à venir. Désormais son destin n'est plus tracé mais à inventer.
Mais comment être femme quand on est libre de se définir de mille façons possibles? Existe-t-il une essence féminine hors des fonctions biologiques de la reproduction? Beauvoir affirme qu'être femme, c'est avant tout être, c'est-à-dire naître de sa propre liberté et non rouler dans le sillage biologico-culturel tracé. À chacune de trouver sa propre réponse. « Qu'est-ce qu'être femme? » devient une question où toutes les réponses sont bonnes puisque la solution se pose, non pas en écho à un rôle social prédéfini, mais en raison d'une liberté personnelle à exercer. C'est un projet et non plus une destinée. Ce féminisme, conduira à terme à l'éclatement des genres. Posant le sexe et le genre comme une « res jouissans » à explorer et non plus comme un devoir social de reproduction biologique.
Benoîte Groult : Féminisme victimaire
« A) Quelques grands hommes décrétaient que les femmes sont faibles d'esprit ; B) en conséquence, il devenait inutile de les instruire ; C) une nouvelle génération de penseurs pouvait alors constater qu'elles étaient ignorantes et sottes ; D) en conséquence, on concluait que les femmes étaient faibles d'esprit... et on repassait au A. » (Ainsi soit-elle, Grasset 1975-2000).
Groult nous présente une femme faible définie par les hommes dans un rapport de domination exécrable. Les hommes s'organisent en conspiration d'oppresseurs misandres contre lesquels une hargne jamais assouvie brûle pour toujours. Les rôles sont cristallisés dans des stéréotypes immémoriaux qu'il faut combattre. Même l'harmonie est un leurre : les qualités féminines ne sont que les instruments de sa propre soumission. Les sexes sont à jamais irréconciliables de par leur nature même : l'homme, par sa force brute, est un bourreau qui n'a de rapports avec la femme qu'en tant que soumise. Ainsi ne veut-elle pas être! Le féminisme victimaire est un mouvement de désincarcération hors duquel la femme ne peut trouver de réelle sécurité. Le carcan masculin devient la raison d'être d'une femme qui, même libre, continue perpétuellement d'en porter les stigmates qu'elle transmet à la postérité.
Le premier paradoxe de cette idéologie réside dans le fait que c'est l'homme qui définit la femme dans la réaction qu'il lui impose. La liberté de celle-ci n'est qu'une libération conditionnelle reposant sur une perpétuelle culpabilisation du mâle qui doit ainsi être tenu moralement en laisse. Double paradoxe, ce féminisme inverse les rôles traditionnels posés comme aliénants en faisant des hommes les nouvelles victimes qui devront expier jusqu'à plus soif la juste hargne des femmes trop longtemps dominées abusivement. Triple paradoxe, la femme s'enchaîne ainsi à son bourreau plutôt que de s'en libérer.
Monique Wittig : Féminisme lesbien
Monique Wittig fait de son orientation sexuelle un choix politique. Le féminisme lesbien est un monde où l'homme n'a pas sa place. Il ne s'agit plus ici simplement de combattre l'homme, mais de l'abattre ; c'est la guerre déclarée (Les Guérillères, Éditions de Minuit, 1969). Tout ce qui peut prendre une connotation masculine est à éliminer. L'homme n'a pas à expier, il est le mal absolu. Rien ne pourrait le changer puisqu'il est dans sa nature même de dominer par la force brutale. Cette nature est définitivement inconciliable avec celle de la femme.
Paradoxalement, le féminisme lesbien use d'une violence à laquelle il identifie le mâle pour le combattre, passant ainsi elles-mêmes dans le camp de la violence qu'elles voudraient éliminer. Chez Wittig, l'exercice se tapit cependant dans un délicieux style féminin alliant poésie et littérature d'une esthétique irréprochable au service d'une haine inextinguible. Quoique séduisant, le seul rapport sexuel envisageable est l'outrage ; ayant éliminé l'homme de son monde celle-ci interprétera toute avance masculine comme une agression, un viol.
Wittig ne cherche pas à construire une identité libre comme Beauvoir ni ne se pose en victime comme Groult ; le féminisme lesbien suppose un monde où le mâle n'existe tout simplement pas ; il n'y a pas de place pour l'homme dans son univers.
Élisabeth Badinter : Féminisme conciliateur
« ... bien avant que ne commence la Révolution ... Poulain de la Barre, dans un livre passé inaperçu à l'époque (1673), établit une thèse des plus révolutionnaires : l'égalité des sexes. Pour ce disciple de Descartes, l'égalité est totale parce que, hommes et femmes, doués d'une même raison sont semblables en presque tout. » (L'un est l'autre, Odile Jacob, 1986, p. 198) Badinter voit davantage de similitude et de complémentarité que de divergences. Elle propose un féminisme conciliateur qui ne veut rien abandonner des avantages des attributs féminins et de ceux d'une nouvelle liberté responsable bienvenue. Elle pose le féminisme comme une mutation majeure qui, à terme aura eu d'immenses bénéfices pour l'ensemble de l'humanité. « L'évolution présente du rapport des sexes nous paraît si considérable que nous sommes tentés d'y voir le début d'une véritable mutation. »
Elle invite même les hommes à repenser leur rôle en conséquence. « ... on peut s'étonner du silence des hommes depuis le début de cette mutation extraordinaire qui a commencé il y a vingt ans [1986]. [...] Le silence de la moitié de l'humanité n'est jamais de bon augure. Il faut donc s'attendre, à plus ou moins long terme, à une réponse des hommes au changement qui leur a été imposé. » Elle met en garde contre le féminisme victimaire et dénonce l'impasse : « À en croire certains discours, il ne s'agit plus seulement de condamner les obsédés, les pervers. Le mal est bien plus profond et touche la moitié de l'humanité. C'est le principe même de virilité qui est mis en accusation. D'un côté Elle, impuissante et opprimée ; de l'autre Lui, violent, dominateur, exploiteur. Les voilà l'un et l'autre figés dans leur opposition. On prône ainsi un encadrement de plus en plus strict de la sexualité masculine qui atteint par ricochet celle des femmes. » (Fausse Route, Odile Jacob 2003) (La vérité sur les violences conjugales, L'Express, 20 juin 2005)
Le féminisme conciliateur n'est cependant pas à l'abri des paradoxes. Même s'il présente une maturité bienvenue, il débouche sur 5 questions mises en évidence par Sabine Bosio-Valichi et Michelle Zancarini-Fournel dans Femmes et fières de l'être (Éditions Larousse, 2001) :
Les femmes doivent-elles se définir comme égales ou différentes des hommes? Devons-nous nous positionner comme universalistes ou différentialistes?
Du point de vue de la représentativité démocratique, doit-on considérer le citoyen comme neutre ou sexué? Dans les gouvernements, doit-on élire un nombre égal de femmes et d'hommes?
Doit-on considérer la prostitution comme un métier honnête ou de l'esclavage? Comment la prostitution peut-elle devenir une profession noble?
Si chacun a le droit de disposer de son propre corps, l'enfant a-t-il le droit à père ET mère ou bien doit-on reconnaître à la femme un droit légitime d'enfanter seule? L'homme a-t-il des droits sur l'utilisation de ses spermatozoïdes ; l'avortement est-il du seul ressort de la femme?
Doit-on écrire une Histoire des femmes? Doit-on poser l'Histoire comme le processus de l'humanité toute entière ou peut-on la sexualiser?