030830 [1]
par François Brooks
Nourriture et boissons absorbées par le corps peuvent y occuper certaines parties. Ainsi se comble aisément le désir d'eau et de pain. Mais d'un beau visage et d'un teint frais, rien ne pénètre pour réjouir le corps, hormis des simulacres ténus, espoirs souvent emportés par le vent, pauvrets !
Vois l'homme que la soif en son rêve dévore : pour éteindre ce feu, aucune eau n'est données, mais il recourt à des images, s'acharne en vain, mourant de soif au fond du torrent où il boit.
Lucrèce, De la
nature, GF © 1997
(Extrait du supplément de Philosophie magazine, fév. 2011, p. 9)
J'avais toujours rêvé vivre avec une compagne qui soit d'une beauté extraordinaire. Quel homme n'en rêve pas ? J'ai travaillé fort pour la dénicher et, chance du destin, j'ai un jour rencontré celle qui m'a trouvé de son goût.
Quelle veine ! Une beauté asiatique rare, raffinée, éduquée, canon, bref, le bijou de rêve pour qui je ne cesse de m'éblouir. Un sourire d'elle et je fonds. Transporté par cette déesse, je ne cesse de voltiger à son service pour lui décrocher la lune. Je ferais pour elle des bassesses qu'elle n'oserait pourtant jamais me demander.
Chaque nuit, quand je vais la rejoindre au lit, elle dort déjà. Sa douce respiration est une symphonie dont je me délecte. Elle dort comme un ange, elle m'embaume du paradis. Doucement, j'effleure sa peau de velours et ses formes parfaites se moulent à mon corps. Mon cœur s'emballe mais je me retiens pour ne pas la réveiller. Elle émet un doux murmure qui m'enchante. Elle se laisse prendre affectueusement. Elle dort si bien ; je me sentirais sacrilège d'interrompre ce repos sacré.
Lorsque nous faisons l'amour, c'est l'extase à tout coup. Dix ans que ça dure et c'est toujours aussi bon, sinon meilleur.
Le jour, quand nous sommes ensemble, elle est très généreuse de ses caresses. Elle ne manque jamais une occasion de me démontrer son affection : elle me laisse toujours prendre sa main quand nous marchons ensemble ; à table, son pied vient discrètement rejoindre le mien ; au cinéma, nos jambes se touchent ; sur le sofa j'ai le plaisir de lui servir d'oreiller. Et lorsqu'elle se retire, sa main m'adresse toujours une dernière caresse pour s'excuser.
À son arrivée ou au lever du lit, elle vient toujours me voir pour un baiser. Elle ne quitte jamais la maison sans venir me dire au revoir même quand elle est très pressée ou en retard. Et lorsque c'est moi qui part, elle m'adresse chaque fois des bye-bye à la fenêtre jusqu'à ce que je sois hors de vue.
Elle parle peu, mais quand elle me parle, elle est toujours pertinente ; rare sont les bêtises qui sortent de sa bouche. Elle est travaillante et a un grand sens de l'honneur. Jamais elle ne s'habille de manière provocante. Je n'ai connu aucune femme aussi fidèle en amour.
Vous êtes comblé des dieux ! me direz-vous. Hé bien non ! Mon désir pour elle reste inassouvi. Ce désir lancinant me tourmente et rien ne peut l'assouvir. Elle me fait des repas gargantuesques ; elle m'invite à vivre chez-elle dans sa magnifique maison ; elle se prête à tout moment à mes insistantes caresses ; rien ne m'assouvit. Quand je l'ai dans mes bras, je vis un instant de répit, mais oh ! malheur !, je la désire encore davantage lorsqu'elle est à mes côtés sans pouvoir la prendre davantage. Sa beauté m'est inaccessible ; je dois faire attention pour ne pas la serrer trop fort. Trop fort comme si j'essayais de saisir l'imprenable. Qui trop aime mal étreint. Il me semble que rien ne pourra me rassasier d'elle. J'en arrive parfois à désirer m'en éloigner, la faire disparaître de ma vue comme on veut s'éloigner d'une drogue qui nous fait du bien, mais toujours laisse insatiable. Mais le mal est en moi : le feu inextinguible ; si elle s'éloignait, ce serait pire encore.
Que faire lorsque le but ultime est atteint et que la femme de rêve apparaît en chair, en os et en âme dans notre vie ? Comment atteindre cette beauté inaccessible pourtant bien présente, là, à portée de main ?
Pour m'en guérir, depuis plus de deux ans, j'ai décidé de lui passer tous ses caprices, quoi qu'elle me demande, je m'empresse de le lui procurer. Je lui ai même construit sa propre maison. Rien n'y fait, elle est toujours plus belle. On dirait même qu'elle s'améliore si tant est que ce soit possible.
Ce désir amoureux qui m'assaille, je le sais maintenant, est sans objet ; il tourne en moi et s'alimente lui-même. Ma compagne n'y est pour rien. Comment expliquer que la plus belle femme du monde n'apporte qu'une dose insuffisante de cette drogue d'amour qui me rend esclave sans jamais m'assouvir ? Pourquoi le désir ne s'éteint-il pas avec sa présence ? J'ai eu la chance d'aller jusqu'au bout et de rencontrer la beauté idéale. Les bouddhistes ont bien raison : le désir est maître. Je ne pourrais pas vivre sans elle. Je panique à la seule idée qu'elle me soit enlevée. Mais je la désire comme si je n'y avais pas accès. Merci quand même Cupidon mon salaud.
[1] Photo de Maurice Tabard, Surimpression, 1929, tirée du livre Surréalisme, de Roger Thérond, Éditions du Chêne – Hachette Livre © 2001 page 139.