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30 septembre 2011 |
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APERÇU D'UNE CONSULTATION PHILOSOPHIQUE |
Mes salutations Monsieur Brooks. Mes excuses pour ce message privé, peut-être ne sera-t-il pas le bienvenu. Tout d'abord, je m'en vais vous adresser mes remerciements par rapport à l'attention que vous avez prêtée à ma requête concernant mon souci de connaître un philosophe pessimiste autre que Schopenhauer. Qu'à cela ne tienne, j'aimerais que vous m'apportiez votre aide en terme de conseils et de philosophie. Pour ce faire, je vais me présenter pour politesse. Je suis un jeune gabonais, étudiant (excusez-moi de taire mon niveau), Fang d'ethnie, j'ai 24 ans. Voilà ce que je peux dire à mon propos quant à ce qui est de mon identité. Je voudrais que vous me partagiez votre expérience en tant qu'écrivain. Comment faire pour commencer l'écriture d'une oeuvre, est-ce utile de lire d'autres en s'écrivant soi-même sans que cela n'empiète sur notre originalité dans notre ouvrage, etc. J'aimerais que vous m'en disiez plus à ce sujet je vous en prie. Je n'arrive pas à commencer mon oeuvre quand bien même je me sens profondément habité par un besoin de me partager aux autres. À cet effet, je vous adresse mes salutations et vous souligne mon suivi de votre site. Merci. Mba. B. |
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Pour commencer : lire, lire, lire Vous m'adressez une demande bien polie à laquelle je vais m'efforcer de répondre, mais il me sera difficile de donner des conseils adaptés. Votre présentation est si succincte et, pour une raison que j'ignore, vous taisez l'essentiel : votre scolarité. Comment puis-je, sans connaître votre bagage actuel ni rien savoir de votre environnement culturel, vous éclairer adéquatement sur les moyens de mettre à profit vos atouts personnels ? Vous me demandez pour ainsi dire des indications pour une destination sans me dire quel véhicule vous utilisez. Évidemment, tout dépend si vous êtes à pied, à bicyclette ou en voiture, mais aussi de quelles routes vous disposez. Je vais donc m'en tenir à certaines généralités essentielles en souhaitant qu'elles soient utiles. Permettez-moi d'abord de synthétiser brièvement votre sollicitation. Jeune homme gabonais de 24 ans d'ethnie Fang animé par le désir de communiquer, se sentant porteur d'une oeuvre et ayant besoin de quelques conseils pour démarrer son écriture. Vous affectionnez Schopenhauer et cherchez à connaître d'autres philosophes pessimistes (je suggère Cioran). Vous me demandez de partager mon expérience d'écrivain, notamment comment débuter dans l'écriture d'une oeuvre, et s'il est utile de lire d'autres écrits en s'écrivant soi-même sans nuire à l'originalité. Pour commencer il est non seulement désirable, mais nécessaire de lire tout le temps, d'avoir au minimum deux livres auxquels on accorde au moins une heure de lecture quotidienne. Inutile de lire rapidement ni énormément. Bien que je lise parfois considérablement plus, mon seuil personnel de base est dix pages par jour. La lecture trop rapide ne permet pas un contact aussi intime avec l'auteur. Lire n'est pas un acte de consommation ; il faut aussi vivre le livre pour en profiter pleinement. La réflexion compte autant que la lecture elle-même. L'inspiration pour l'écriture naîtra alors naturellement. Le temps mis pour parcourir un livre importe peu, mais il faut être constant, attentif et comprendre ce qu'on lit — chercher la définition des mots. Aucun écrivain ne peut maîtriser la langue sans s'astreindre à la lecture de nombreux auteurs, philosophes, essayistes et romanciers. Dans Biographie de la faim, Amélie Nothomb nous apprend qu'à l'âge de 15 ans, elle avait déjà lu le dictionnaire, méthodiquement, d'un couvert à l'autre. Je vous encourage à faire pareil. En lisant une seule page par jour du Petit Larousse vous l'aurez parcouru en moins de trois ans. Permettez-vous aussi d'entrer en « conversation » avec l'auteur : écrivez vos commentaires dans les marges et la définition des mots au bas de la page. Ces notes seront précieuses lorsque vous consulterez vos lectures plus tard. Bien entendu, vous êtes conditionné par les disponibilités. Y a-t-il dans votre ville des magasins de livres neufs ou usagés ? Disposez-vous d'un budget pour les acheter ? Avez-vous accès à la bibliothèque d'une école ou université ? Vos amis peuvent-ils vous en prêter ? À Montréal, on trouve des livres en abondance, parfois même dans les bacs de recyclage, mais qu'en est-il au Gabon ? Au fait, quelle ville habitez-vous ? Pouvez-vous recevoir des livres par la poste ? L'Internet est une source inestimable, mais il ne remplace pas les livres ; on y trouve beaucoup de répétition et presque exclusivement des extraits parcellaires. Rien ne peut remplacer la lecture intégrale d'un livre. Aucun autre média ne permet d'approcher aussi intimement l'esprit d'un écrivain et suivre le cours de sa pensée. Vous n'êtes pas obligé de terminer un livre qui vous pose des difficultés particulières et sur lequel vous n'arrivez pas à fixer votre attention. Certaines lectures doivent être faites avant d'autres sinon c'est une perte de temps. Il faut y aller progressivement. Certains auteurs ont les pensées si confuses qu'ils sont indéchiffrables. Schopenhauer explique dans Contre la philosophie universitaire pourquoi ceux-ci ne méritent d'être lus que par eux-mêmes. Ne vous privez surtout pas de relire les mêmes livres. Après un certain temps, vous verrez qu'une lecture peut changer de sens ; on ne relit jamais un livre de la même façon. Un écrit l'est pour toujours, mais nos rencontres littéraires nous transforment progressivement ; ceci enrichit nos perceptions. Aussi, dans la mesure de vos moyens, tâchez de constituer votre bibliothèque personnelle ; vos livres sont comme un album photo, ils témoignent des époques de votre vie intérieure. Dans l'Antiquité, les livres étaient si dispendieux que seuls les rois et les chefs des cultes religieux avaient les moyens de se les procurer. Aujourd'hui, ce luxe est à la portée de tous les budgets ; il n'y a pas un loisir qui nous occupe aussi longtemps à si peu de frais. Sinon, empruntez-les. |
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C'est en forgeant qu'on devient forgeron Écrivez à double interligne pour permettre ensuite de corriger. Relisez dix fois, vingt fois, avec une seule question en tête : Ceci est-il fidèle à ma pensée ou bien est-ce un miroir déformant ? Raturez, corrigez et relisez encore, et à haute voix aussi, jusqu'à ce que la relecture devienne fluide et que vous puissiez conclure : Voilà exactement ce que je pense ; ceci décrit parfaitement ce que j'ai observé, ce que j'ai vécu ! Vous êtes le seul juge, votre écriture ne regarde que vous. Abordez des thèmes inédits, inspirez-vous des concepts des philosophes, inventez-en même de nouveaux et surtout, tenez-vous loin de la télévision et de la radio. Ces médias ne sont conçus que pour nous asservir ; ils nous volent un temps précieux sur la créativité et remplissent notre esprit de faux désirs et de billevesées. Une heure à écrire apporte mille fois plus de vitalité qu'une heure de lucarne électronique parce que vous êtes le maître du monde qui s'écrit sous votre plume alors que l'ami TV vous rend esclave par mille mièvreries obséquieuses. |
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L'écriture de soi est une forme d'expression qui n'a pas besoin d'être publiée pour satisfaire l'auteur. Montaigne a produit le prototype. Dès le commencement des Essais, il avertit le lecteur qu'on a sans doute mieux à faire que le lire. Ne vous laissez pas distraire par l'idée de popularité. Qu'importe si l'oeuvre est diffusée ou non ; il arrive souvent même qu'elle soit posthume ; alors pourquoi perdre son temps à y penser ? Si elle le mérite, elle le sera au plus grand bénéfice des lecteurs ; sinon, elle n'en a pas moins une grande valeur ; c'est à vous-même qu'elle profitera. Le seul fait de la produire suffit en soi ; elle permet de voir notre esprit comme dans un miroir ; c'est une psychothérapie à bon marché ; c'est se créer un ami pour demain ; c'est entrer dans l'histoire ; c'est ajouter une dimension supplémentaire à sa vie. Les avantages narcissiques n'offrent que des bénéfices secondaires. Si le désir d'être connu et illustre vous obsède, dites-vous que ce sera après votre mort. Ainsi, vous garderez une haute estime de vous-même — indispensable moteur à la création — et l'idée cessera de distraire vos inspirations. Si l'auteur génial était troublé par la gloire, pensez-vous que son inspiration n'en serait pas affectée ? Le génie demande que toute l'énergie mentale se concentre sur la création ; toute dissipation ne peut qu'amoindrir la qualité. L'écrivain qui cherche à plaire est le serviteur de son éditeur ; le véritable artiste s'exprime librement, il est le souverain de sa propre vie. Le paradoxe de l'artiste est que pour plaire, il faut d'abord qu'il abandonne le désir de plaire au profit de l'authenticité. |
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Soyez d'abord sévère à vous-même. Inutile d'écrire si c'est pour vous raconter des bobards. Soyez cependant ouvert à la critique, mais ne vous laissez pas troubler. Sachez distinguer la vraie critique utile et inspirante de celle des narcisses humiliants qui vous utilisent comme faire-valoir ou de celle non moins perfide des adulateurs tue-le-génie. Si vous cherchez à tout prix la reconnaissance, on s'en apercevra, et attendez-vous à bien des mesquineries (voir l'extrait du film sur Paul Léautaud). Écrire en soi est un immense travail. Assez peu de gens lisent des livres entiers, mais encore beaucoup moins écrivent. L'écriture est une énorme tâche d'articulation de sa propre pensée. Ceux qui y arrivent font bien des envieux. Cependant, n'oubliez jamais que tout échafaudage intellectuel n'est pas plus solide que la faiblesse des paradoxes sur lesquels il est érigé. Notre culture philosophique ne repose que sur des mensonges fondateurs, soyez-en conscient. Platon l'avait bien vu en expliquant Pourquoi nul n'est plus savant que Socrate ? Sachez votre ignorance et vous serez invincible à la critique. |
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Une oeuvre sert-elle à communiquer avec les autres ? C'est ici que la consultation se corse. Si votre principal but dans l'écriture est de communiquer avec les autres j'ai peur que vous soyez déçu. Pensez à n'importe quel écrivain populaire, pensez même aux plus grands succès. Croyez-vous que l'écriture permette de communiquer davantage ? Ce serait plutôt un monologue. Après avoir vendu un million d'exemplaires, de quel type de communication l'écrivain a-t-il bénéficié ? Sa pensée s'est multipliée, mais je doute que son sentiment d'avoir communiqué soit véritablement satisfait. En effet, après s'être penché sur la table de travail pendant plusieurs mois, des années peut-être, seul avec ses idées qui ont doucement pris forme sur le papier, il est enfin prêt à publier. Après avoir lu son manuscrit, l'éditeur lui impose des corrections pour plaire à l'auditoire et augmenter les ventes, évidemment. — On vend toujours un maximum de ce que les masses sont formatées à désirer. — Il s'exécute, peut-être — et sans doute — à contrecoeur, s'estimant trahi dans sa pensée, mais pour vivre il faut vendre. Suite à un triomphe de librairie, il est pressé par les médias qui lui posent les sempiternelles questions d'usage : Comment êtes-vous inspiré ? Quel sentiment ça fait d'être lu par un million de personnes ? Votre personnage principal provient-il de la réalité ? etc. Son succès lui permet d'être à l'abri du besoin quelque temps, mais sa vie privée est envahie par les médias, et il se retrouve encore plus seul que jamais puisque très peu de gens partagent son expérience. On l'a dit plus haut : très très peu de gens écrivent. Pire, chaque fois qu'on le croise dans les lieux publics, on le ramène à une oeuvre passée sans cesse réactualisée alors qu'il voudrait évoluer vers autre chose. Cioran est très clair à ce sujet : « Les seules années importantes sont celles de l'anonymat. Être inconnu, c'est une volupté. » Si vous écrivez uniquement dans le but de communiquer davantage, j'ai peur que vous soyez déçu. Pensez-y un instant. Plus votre écriture sera originale, moins elle sera comprise, plus vous serez seul. Ce fut le cas pour la plupart des philosophes. De plus, pour être populaire, il faut dire ce que la masse des gens veut entendre. C'est le paradoxe de la communication. Plus on est lu, c'est-à-dire multiplié dans l'esprit des autres, plus le message devient uniforme ; ainsi la communication s'amenuise. Pour que celle-ci soit efficace, elle doit être originale. C'est à ce prix qu'on peut parler de véritable communication. Si ce qui m'habite l'esprit est la même chose qui habite le vôtre, nul besoin de communiquer, nous pensons pareil. La différence crée l'efficacité de la communication. C'est pourquoi, à mesure que l'idéologie occidentale se répand, le contenu de nos communications s'amenuise ; où que l'on tende l'oreille, on reconnaît ce qui a été déjà dit maintes fois par d'autres. |
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Commencez votre oeuvre sans plus tarder, attelez-vous soigneusement. Besoin d'une piste ? La voici. Les Fangs ont sûrement besoin d'un écrivain talentueux capable d'expliquer au monde actuel ce que signifie l'appartenance à cette ethnie trop peu connue en Occident. Histoire, ethnie, culture, une aventure de réappropriation culturelle vous attend.
Commencez avec ces deux questions :
La première est de nature publique, la seconde, personnelle. Écrivez ce qui vous vient à l'esprit, et notez
les interrogations qui surgissent. Par un patient travail de documentation, relecture et corrections, vous trouverez peut-être une esquisse
de réponse à l'ordonnance philosophique par excellence : |
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En plus de ceux déjà mentionnés plus haut, voici quelques philosophes spécialement choisis pour éclairer votre parcours. Voyez Épictète pour la détermination, Descartes pour sa méthode, Pascal pour sa modestie et son génie, Berkeley pour la perception, Kant pour la vision de l'esprit, Saussure pour le langage, Alain pour la raison et Roland Barthes pour l'écriture. J'espère que vous trouverez dans cette consultation quelques outils utiles. Tous mes voeux de succès dans votre entreprise. Mes plus cordiales salutations.
François Brooks |
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