par François Brooks
Que peut-on penser? Non pas sur un sujet précis mais dans le sens : quelles sont les possibilités de ma machine à penser? Voilà une question qui aiguise mon intérêt!
Il me semble qu'on utilise assez peu notre faculté de penser, que nos univers intérieurs sont plutôt restreints. Alors que nous pourrions en faire de vastes espaces, on se contente généralement d'adopter les valeurs courantes les plus médiatisées. On colle religieusement à une échelle de valeurs qui nous apporte la tranquillité d'esprit et l'on va se targuant d'avoir l'esprit plus ouvert que les dévots. On se croit athée et laïque, alors qu'on est calé dans les mêmes ornières : on pense avoir raison sur l'autre. Si bien que nous n'arrivons bientôt plus à nous reconnaître dans les autres pour peu qu'ils cultivent un rapport différent au monde.
L'exploration de la pensée pour l'esprit, c'est comme l'exploration du mouvement pour le corps. Je fus jadis l'élève de Madame Nicole Laudouar, professeure de mouvement singulière, qui m'avait enseigné comment nous n'utilisons généralement dans notre vie qu'une toute petite partie de notre corps. Dans l'ensemble de nos muscles, en général, il est rare qu'on s'utilise pour autre chose que les principales postures habituelles : s'asseoir, marcher, monter ou descendre les escaliers, porter des paquets, ouvrir une porte, baiser, et les quelques mouvements somme toute assez répétitifs et caractéristiques de notre profession. Elle a développé un cours pour petits groupes qui nous amène à explorer une myriade de possibilités corporelles. J'étais surpris de constater combien elle avait raison le surlendemain alors que j'étais souvent courbaturé à des muscles dont je ne soupçonnais même pas l'existence, moi qui pensait pourtant faire un usage déjà très varié de mon corps : vélo, construction, marathons, haltérophilie etc.
Je vois maintenant la possibilité d'appliquer cette idée à la pensée. Depuis que je m'intéresse aux philosophes et à leurs diverses façons de concevoir l'existence, je me suis adonné à l'exploration d'une grande variété d'exercices mentaux. Par exemple, comment regarder le monde en spiritualiste, en idéaliste, en matérialiste, en pragmatiste, économiste, humaniste, existentialiste etc.? Je propose la pratique d'un nouveau jeu de rôle : le jeu de rôle philosophique. Il s'agit d'exercer notre esprit à essayer d'imiter un philosophe et de le mettre en présence d'un partenaire qui prendrait le rôle d'un autre ou le même, à loisir. Le but de l'exercice est de confier son esprit à d'autres visions du monde et de réaliser comment nous nous limitons habituellement à un étroit panorama.
Serions-nous surpris d'apprendre que le citoyen de l'Antiquité ne lisait jamais le texte d'un autre? En effet, il le faisait lire par un esclave. On considérait à cette époque que la lecture d'un texte que l'on n'avait pas écrit équivalait à laisser pénétrer en soi la pensée de quelqu'un d'autre, en quelque sorte se profaner. Pourtant, avons-nous vraiment changé? Sur nombre de sujets, n'éprouvons-nous pas un inconfort naturel à lire des idées que nous ne partageons pas, comme si notre esprit en serait souillé? Et lorsque nous le faisons, ne s'en suit-il pas souvent un jugement ou un discours sévère ; comme pour exorciser une idée avec laquelle on se sent inconfortable? Mais, comment puis-je me dire ouvert aux autres si je leur ferme mon esprit à l'exercice de les comprendre? Il ne s'agit pas d'adhérer à une pensée qui nous répugne, il s'agit de lui prêter notre réflexion, le temps de la comprendre.
Être c'est aussi travailler à être davantage que les simples lignes d'idées dans lesquelles notre éducation et les médias nous entretiennent. Mais comment augmenter notre être? Comment faire en sorte que notre esprit étroit devienne un vaste jardin où fleurit une variété de fleurs fantastiques et ordinaires?
Les jeux de rôles qui sont apparus il y a quelques années (par exemple, Magic : The Gathering © 1993) nous proposent un monde virtuel dans lequel nous pouvons créer notre personnage de toute pièces autour de qualités magiques. Ce jeu a puisé ses thèmes et ses couleurs principalement dans le médiéval fantastique. Enchantements, artefacts, rituels, lieux et époques se combinent pour nous faire vivre avec des amis quelques heures d'évasion. On y élabore des personnages fictifs dans un monde imaginaire souvent limité à une seule philosophie, somme toute assez contemporaine et plutôt nietzschéenne : le Surhomme. On incarne un personnage prodigieux qui devra se doter du maximum d'attributs de puissance : force, vigueur, apparence, manipulation, intelligence, charisme, perception, astuce, santé et équipement, dans le but d'éliminer ses adversaires. Ces pouvoirs varient selon l'apparition des cartes (à collectionner) qui figurent la bonne ou mauvaise fortune. Le jeu se joue généralement assis autour d'une table entre amis. Bien qu'il apporte une variété appréciable de concepts, et de mystérieuses saveurs médiévales, il véhicule somme toute des valeurs très actuelles gravitant autour de la compétition : beauté, mystère puissance et mercantilisme. Ce jeu a donné place à une surenchère fabuleuse de la valeur de certaines cartes dont les producteurs ont créé une rareté artificielle dans leur mise en marché. Son succès tient à sa nouveauté sans cesse renouvelée par la publication de cartes qui viennent ajouter des personnages et des attributs nouveaux. Si on le compare au traditionnel jeu de Monopoly, on pense qu'il s'agit d'une fantastique évolution : d'un jeu simple qui ne mettait en valeur que l'appât du gain et le hasard, nous sommes passés à un jeu évolutif qui ajoute au hasard une myriade de possibilités de puissances. Chacun peut bien sûr plus facilement y projeter sa propre personnalité ; mais le but du jeu n'en reste-il pas toujours le même : gagner sur les autres?
Je propose maintenant un jeu qui donne davantage de possibilités, notamment, gagner sur soi-même. Le jeu de rôle philosophique se veut vraiment universel quant à la variété des rôles qu'il offre parce qu'il puise dans l'immense bassin de concepts que nous proposent tous les philosophes. Son universalité tient au fait qu'il s'ouvre sur l'autre et ne lui impose aucune limite idéologique. Il s'agit essentiellement de l'exploration de la pensée. Ce jeu consiste à appréhender les différents systèmes et concepts philosophiques comme des terres inexplorées à conquérir, à s'approprier. Comme nous sommes humains et que rien de ce qui est humain ne devrait nous être étranger, le connais-toi toi-même devient : explore ce que tu peux devenir et deviens ce que tu es. Quand je cherche le produit le plus avantageux, est-ce que j'achète le premier flacon qui se présente à l'étalage? Comment puis-je vraiment devenir ce que je veux être en toute liberté si je n'accepte d'exposer mon esprit qu'aux concepts qui me plaisent et qui me sont familiers?
Dans le jeu de rôle philosophique, tout philosophe peut être interprété. Le but principal n'est pas de vaincre l'autre, mais de le comprendre. Il s'agit en fait de se vaincre soi-même, vaincre mes propres fermetures parce que je sais que les seuls obstacles sont mes propres conceptions atrophiées du monde. C'est comme au théâtre, en ce sens que le comédien sait qu'il n'y a pas de gagnant puisque le jeu consiste à prêter son esprit à un personnage ; on gagne dans la mesure où on affiche une maîtrise évidente du personnage, à mesure qu'il devient davantage crédible. Chacun peut le juger à partir de sa propre compréhension du philosophe choisi. Il y a bien sûr différents niveaux possibles puisque le débutant devra se familiariser avec les philosophes pour comprendre la variété d'univers possibles. On ne joue pas le même jeu si on a huit ans que si on en a trente. Notre expérience de vie transforme notre interprétation. On commence là où on se trouve, mais à force de jouer, on rencontre des personnages qui nous exercent à élargir notre conception du monde. Quel que soit notre âge, ce jeu contribue à augmenter notre univers intérieur et nous rapproche de celui des autres. Il nous aide non pas à juger, mais à comprendre notre propre machine à penser.
* * *
Le principal obstacle à vaincre dans le jeu de rôle philosophique est de laisser s'installer dans notre cerveau (momentanément) un « software » auquel on n'a pas l'habitude. On peut y arriver plus facilement si on se laisse prendre au jeu en utilisant l'analogie ordinée. Le cerveau est à l'ordinateur ce que nos pensées sont au logiciel qu'on lui installe. Si j'accepte, par exemple le programme « Descartes », je devrai penser comme lui. Un ordinateur est très fidèle dans cette tâche parce qu'il n'a pas d'attaches émotionnelles à sa mémoire. Il lui est indifférent de faire fonctionner tel ou tel programme. L'humain est une machine qui ne peut pas être reprogrammée à zéro chaque fois qu'on se réveille et c'est tant mieux parce que c'est ce qui crée notre identité. Mais pour comprendre Descartes, je devrai accepter le jeu de lever mes résistances momentanément. Il faudra me dire je ne discute pas Descartes, je l'accepte. Non pas une acceptation passive et religieuse, mais dynamique. En levant mes résistances je ne deviens pas passif, je devrai, par exemple affirmer les idées cartésiennes en m'aidant de la « boîte à outils » dont il a l'habitude de se servir : la Méthode, le Cogito, l'Homme-Machine, le Dualisme (Pensée-Étendue), le Doute Méthodique etc. Je devrai, non pas « accepter que Descartes ait la foi en Dieu » mais reconnaître sa bonne foi et faire agir activement dans mon discours les preuves qu'il a utilisées pour s'en convaincre. Il ne s'agit pas non plus de se laisser prendre à ce rôle comme si on devenait Descartes. À tout moment on sait que c'est un jeu qu'on accepte de jouer et qu'on peut instantanément redevenir soi-même et réintégrer sa propre pensée. On devra d'ailleurs le faire fréquemment pour vérifier notre fidélité aux concepts du philosophe.
Il y a plusieurs niveaux dans le jeu de rôle philosophique. Le degré le plus facile consiste à se choisir un philosophe avec lequel on se reconnaît des affinités. Si on se sent l'âme d'un gauchiste, par exemple, on peut jouer le rôle de Marx. Mais attention, ce degré comporte aussi la difficulté de lui être fidèle. Il ne s'agit pas de projeter simplement ce qu'on pense des idées de Marx, mais d'en faire un rôle cohérent du point de vue de Marx. Même à un niveau facile, il faut faire l'effort de connaître les éléments fondamentaux de sa philosophie. Il ne s'agit pas nécessairement de l'approfondir, mais surtout pas de mystifier ou d'épater par nos connaissances ; l'intérêt est de comprendre et d'évaluer ce qu'on a compris.
Un niveau intermédiaire serait de choisir un philosophe peu connu qui a exploré un aspect de la pensée qui nous a laissé jusqu'ici plus ou moins indifférent. Je pense par exemple à Schleiermacher qui nous a donné l'herméneutique et la traduction linguistique. À ce niveau, on ne se sent pas en lutte contre un système de pensée antipathique mais peut être seulement rébarbatif. Nous n'avons pas encore ici à lutter contre les valeurs que la société dans laquelle on baigne nous a habitués.
Le niveau de difficulté le plus élevé, par exemple, consisterait à démontrer que Dieu n'existe pas, comme Feuerbach l'aurait fait, même si on est un fervent croyant chrétien attaché aux enseignements de Ieschoua de Nazareth. Ici, on entre dans les ligues majeures, comme se plaisait à dire le professeur Pierre Bégin. La maîtrise, je le répète, ne vise pas tant à acquérir une vaste érudition philosophique qu'une souplesse et une force qui nous permette d'être à l'aise dans quelque groupe de pensée que ce soit. À ce jeu, l'habileté ne se réduit pas à la maîtrise rhétorique ni au nombre d'années universitaires. Elle se perçoit dans la cohérence et la justesse de l'emploi des concepts que chaque philosophe a apportés à notre pensée occidentale, et aussi aux limites senties : là où toute thèse s'annule quand elle boucle sur elle-même (comme dans l'aporie « Je mens. »).
Il est important de comprendre que le niveau de difficulté est relatif au joueur. Il n'y a donc pas, à proprement parler de philosophe qui soit plus facile ou difficile qu'un autre ; chacun l'est en fonction de qui l'aborde. Le joueur définira pour lui-même quels sont les rôles avec lesquels il se sent davantage d'affinités ou de répulsion. Selon son âge et son aisance, l'animateur l'aidera à choisir en fonction de ses capacités philosophiques du moment.
* * *
Le jeu de rôle philosophique est souvent un jeu que l'on joue à notre insu. Quand on parle, sans le réaliser, nous utilisons une série de symboles pour exprimer des concepts qui traduisent nos valeurs. Nous vivons dans le langage, nos concepts et nos valeurs comme le poisson vit dans l'eau. La pratique de ce jeu vise à nous rendre un peu plus conscients du type d'eau dans laquelle nous baignons. Ce jeu est d'autant plus utile qu'avec la déterritorialisation qui se produit actuellement dans le monde, nos moyens de communication nous permettent d'entretenir des relations immédiates avec une variété de cultures comme jamais ça n'avait été possible auparavant. Le foisonnement médiatique nous oblige à un recul philosophique nécessaire si nous voulons nous comprendre et agir adéquatement sur notre monde. Il importe donc de se donner des outils qui nous permettent d'augmenter notre capacité de conceptualisation culturelle. Les philosophes nous ont donné les outils ; à nous d'apprendre à s'en servir.