par François Brooks
Lettre ouverte en réponse à celle de M. Thomas De Koninck, intitulée « La philosophie est plus que jamais nécessaire » publiée sur le site cyberpresse.ca le 9 juin 2004
J'ai lu votre lettre ouverte en faveur du maintien de l'enseignement obligatoire de la philosophie dans les cégeps. Je la trouve si pertinente que je me suis permis de reproduire sur Philo5. Elle a suscité en moi une réflexion que j'aimerais vous livrer ici.
J'ai étudié la philosophie au cégep entre 1992-95. À son premier cours, notre professeur nous a expliqué qu'il n'y avait qu'un seul travail à remettre en fin de session sur lequel il mettrait une seule note pour le bulletin final, et nous a promis de ne couler personne. Ceci dit, il nous a donné un seul livre à lire (Qu'est-ce que la politique? de Julien Freund) et demandé de faire un travail d'au moins deux pages (maximum dix) à remettre en fin de session et nous a dispensé de l'obligation d'assister au cours. À la leçon suivante, il n'y avait plus que douze élèves dans la classe : trois enthousiastes et 9 incrédules. Les incrédules assistaient par sécurité et restaient plutôt silencieux. Monsieur, je n'ai jamais tant travaillé une matière de toute ma vie... et je la travaille toujours.
Et pourtant, c'était un DEC technique où la philosophie comptait pour à peu près rien. L'administration du collège où j'étudiais lui avait enjoint de ne couler personne. Pourtant très compétent, avec un soupçon d'ironie peut-être, notre professeur admettait candidement que la philo ne servait à rien. Démotivé, il avait exprimé sa réprobation en notant tous les étudiants 90% ex æquo. Non pas jaloux de cette note pour ceux qui ne la méritaient pas, mais méfiant pour moi-même, cette générosité me donnait l'impression qu'on me volait quelque chose. Si on me faisait le passage si facile n'allais-je pas me détourner de quelque chose d'important? Comme je suis pugnace, j'ai fini par découvrir l'immense trésor qui se cache derrière cette dévalorisation générale qu'ont les Québécois pour cette discipline. Ainsi est né Philo5, projet que je ne cesse d'enrichir depuis janvier 2000.
Après le cégep, l'unique cours que j'ai suivi à l'Université de Montréal m'a définitivement fait comprendre l'impasse de la philosophie enseignée par ce type d'institution. Comment voulez-vous apprendre la philosophie d'un cours-conférence dispensé par un professeur, aussi compétent soit-il, dans un amphithéâtre peuplé de 120 élèves qui ne vous laisse qu'une toute petite période de questions de 15 minutes à la fin du cours. J'avais besoin d'interaction humaine, de participation active ou de Ritalin. Socrate lui-même n'aurait-il pas partagé mon avis?
Plus que quiconque, j'appuie votre opinion : « La philosophie est plus que jamais nécessaire ». Mais la disparition des cours obligatoires de philosophie dans les cégeps ne pourrait-elle pas être une bonne chose? Je m'explique. Les philosophes ne seraient-ils pas forcés de trouver d'autres débouchés pour leur savoir, descendre du piédestal sécurisant de leur chaire professorale et se mettre un peu plus à portée du commun des mortels? Traduire leurs discours rasoirs en langue vernaculaire n'aiderait-il pas à promouvoir l'intérêt pour la philosophie?
Pourquoi au Québec la philosophie n'a-t-elle pas un rayonnement plus vaste que le champ d'enseignement public? Que pensez-vous de la démarche du philosophe français Marc Sautet (malheureusement décédé) décrite dans son livre « Un café pour Socrate »? La philosophie ne pourrait-elle pas descendre dans la rue comme au temps de Socrate? Pourquoi cette discipline si indispensable à l'humain se contente-t-elle de vivre à l'ombre sécurisant des institutions d'enseignement officielles? Ne pourrait-elle pas y gagner à s'affranchir un peu de cette « tutelle »? Pourquoi n'existe-t-il pas de cabinets de philosophes comme il en existe pour les psychiatres, les psychologues, les médecins ou tout autre professionnel reconnu? Pourquoi n'y a-t-il pas davantage d'activités publiques dirigées par des philosophes diplômés? (un camp philosophique, des ateliers, des séminaires, des communautés etc.) Pourquoi réduire la visibilité de ces professionnels de la pensée à des conférences soliloques?
Comment se fait-il qu'aucune émission de télévision ne soit dédiée à cette discipline? Aucun animateur philosophe. Comment intéresser les nouvelles générations sans aller les chercher là où elles sont? Pourquoi n'existe-t-il pas de jeu vidéo mettant en scène les différents philosophes dans un débat oral « sanglant » et pertinent? (Le seul CD-ROM accessible fut « Le monde de Sophie » qui est maintenant disparu du marché.) Et par-dessus tout, pourquoi les films biographiques sur les philosophes sont-ils si rares? Si chaque philosophe a apporté à notre pensée occidentale une réflexion originale, ne devraient-ils pas représenter une source d'inspiration intarissable pour les cinéastes? Je ne comprends vraiment pas qu'un domaine aussi riche et vaste puisse rester si peu exploité dans un pays qui prétend jouir de la liberté de penser?
Je constate que la philosophie est un vaste domaine presque vierge, une terre inoccupée, un lieu immense à conquérir, un champ d'avenir. Qu'êtes-vous prêt à faire vous, personnellement, pour en faire la promotion? Descartes disait que le bon sens est la chose la mieux partagée au monde. Mais comment le faire découvrir si la philosophie est absente de notre vie quotidienne, si nous ignorons les philosophes qui ont pavé la voie de notre réflexion depuis 2500 ans, et si certains professeurs de philosophie démotivés admettent qu'elle ne sert à rien? L'enseignement de la philosophie ne pourrait-elle pas se transformer pour donner à l'étudiant une preuve concrète immédiate de son utilité dans la vie de tous les jours? Comment renforcer cette utilité hors des salles de classes?
Nous partons vous et moi d'une prémisse qui est loin d'être partagée par les masses : « La philosophie est essentielle ». Comment allons-nous convaincre nos interlocuteurs? Quel est notre argument contraignant? Comment séduire une masse endormie dans l'éther publicitaire? Pouvons nous convaincre un public qui ne cesse de penser tranquillement en mode « input » (TV, Radio, Cinéma, etc.) sans solliciter leur participation? Les étudiants qui se voient imposés de force l'étude de cette discipline ne trouvent-ils pas dans cette forme de tyrannie l'occasion de vouloir tout faire pour s'en libérer? L'obligation gouvernementale d'enseigner la philosophie dans les cégeps peut-elle vraiment les convaincre alors qu'il se foutent de la philo et n'ont les yeux rivés que sur le diplôme? Comment peut-on honnêtement apprendre la philo dans un contexte où nos réflexions seront évaluées et comptabilisées dans un système de notation qui promeut la compétition? Socrate nous enseigne que nous ne pouvons faire agir librement qui que ce soit sans passer par le consentement de sa réflexion. Comment convaincre des étudiants à alimenter leurs conversations de concepts qui ont été mis hors de portée de leur réflexion par une culture qui a installé dans leur esprit une vision unidimensionnelle de l'existence?
Voilà les questions qui me tarabustent sans cesse. Je vous invite à me faire part de vos commentaires qui sont les bienvenus. Merci pour votre réflexion qui m'a donné l'occasion d'approfondir la mienne.
Mes plus cordiales salutations.
François Brooks