Cogitations 

 

François Brooks

2025-01-01

Essais personnels

 

Fichte - Ontologie du Moi

SOMMAIRE

Six mois en compagnie de Johan G. Fichte

Invention du Moi

Conscience du Moi — unité de la binarité

Liberté

Le Moi absolu

Concept original ou fumisterie ?

Qu'est-ce que La Doctrine de la science pour Fichte ? (Question posée à l'IA)

Le Moi absolu de Fichte

Du Nous au Moi de Fichte - Naissance du concept d'individualité

L'invention du Moi

L'État, la Famille et le Moi — Occident vs Orient

Ontologie fichtéenne

Les trois Moi de Fichte

Divinisation de l'individu : le Moi triomphant

Postulat fondamental : (A = A) ⇒ (Moi = Moi)

Suprématie de la logique

En résumé, deux postulats fondent l'existence du Moi

Tous enfermés dans le Moi éphémère

Un Moi qui change tout

Qu'est-ce que le « Moi » de Fichte ?

Six mois en compagnie de Johan G. Fichte

Détachez votre regard de tout ce qui vous entoure et reportez-le sur votre intériorité ; telle est la première exigence que la philosophie impose à ses apprentis. Il n'est jamais parlé de ce qui est hors de vous, mais uniquement de vous-mêmes.

Johan G. Fichte, La Théorie de la science, 1804.
Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Librairie Académique Perrin © 2000, p. 284.

Dans toute perception, tu ne perçois avant tout que toi-même et ton propre état.

Johan G. Fichte, La Destination de l'homme, 1800, GF © 1995, p. 87.

Ouverture

Les philosophes sont pour moi les moteurs d'inspiration les plus puissants. Je m'en chausse l'esprit comme d'autres changent de vêtements. Ils me procurent de fantastiques mises au foyer mentales comme des lunettes qui permettent le focus sur le monde que j'ai l'habitude de voir flou à travers les préjugés ambiants. Je viens de passer six mois en compagnie de Johann G. Fichte. J'ai noté ici ce que j'ai cru utile de conserver.

Ouroboros

Au fil de ses élucubrations, deux symboles me venaient en tête continuellement : l'ouroboros et le Yin-Yang. Pourtant, Fichte ne les mentionne nulle part dans son oeuvre. Est-ce qu'il réinvente la roue ? Peut-être, mais sa manière originale de reconstituer ce que les concepts les plus anciens ont montré m'a ébloui.

J'ai pris connaissance de l'ouroboros pour la première fois à l'âge de 15 ans à la lecture de Julien Tondriau, L'Occultisme (Marabout 1964), livre interdit à l'époque. L'auteur précise qu'il ne faut pas le confondre avec un animal imaginaire qui se mange stupidement la queue. En effet, le serpent ne se mange pas la queue, il la crache. Il s'engendre ainsi lui-même. D'où le symbolisme constructif de rénovation perpétuelle de la nature attribué à l'ouroboros depuis des millénaires.

Lorsque Fichte élabore la « naissance » du Moi absolu j'ai tout de suite pensé à l'ouroboros : le Moi qui s'autoengendre par la magie mathématique qui postule que (A = A) ⇒ (Moi = Moi). Le concept du Moi montre la conscience qui s'autogénère par la persistance de la perception qui boucle sur elle-même.

Il y a, dans l'éternel questionnement philosophique sur les origines de l'homme, une explication insoluble autrement que par le principe de génération spontanée. Aristote conçoit cette genèse qu'il appelle le Premier moteur immobile. Les judéo-chrétiens conçoivent un Dieu créateur. Selon Aristote et Moïse, une sorte de magie engendre le monde. On pense toujours qu'il a été créé par quelque chose d'extérieur alors que c'est le contraire : il s'est autogénéré par la conscience intérieure du vivant. Il n'y a rien à l'extérieur ; tout n'est que perception (illusion). Il n'y a pas un monde ; il y a autant de mondes que d'êtres vivants pour le percevoir.

Le postulat de la génération spontanée est logiquement absurde. En science, on sait que rien ne se perd, rien ne se crée. Par contre, l'idée de la conscience qui produit la réalité à force de boucler sur elle-même suite à la persistance de la perception, c'est logique. En fait, le monde se crée à chaque instant où la conscience se renouvelle, à chaque battement de coeur. Inutile de chercher des origines temporelles puisque le temps n'existe pas ; on ne perçoit que ses effets. En fait, le temps, c'est le coeur qui bat, la vie ; rien d'autre.

Yin-Yang

Le deuxième symbole est le Yin-Yang. C'est la complémentarité universelle que l'on retrouve partout sous toutes les formes : masculin/féminin, positif/négatif, haut/bas, Moi/Non-Moi, etc.

L'image de l'ouroboros reproduite dans L'Occultisme de Tondriau représente un serpent dont une moitié est noire, et l'autre blanche. Ainsi, on pourrait symboliser l'oeuvre entière de Johann G. Fichte par le logo à doubles flèches qui boucle sur le Yin-Yang. L'intérieur et l'extérieur se culbutent pour engendrer la conscience d'un monde mystérieux où l'on ne peut distinguer la primauté du Moi et du Non-Moi comme dans le dilemme de l'oeuf et la poule, mais toujours en complémentarité nécessaire pour recréer l'existence mutuelle.

J'ai posé ici quelques repères préliminaires pour me rapprocher de ce que l'on connaît. Ça peut sembler ésotérique, mais nous verrons plus loin que malgré le laborieux discours professoral de Fichte, le concept de Moi apporte un éclairage original qui explique l'ontologie humaine et notre rapport au monde avec une étonnante lucidité. Notre philosophe montre que l'on peut comprendre le monde avec la raison sans consentir à la magie d'Aristote ou de Moïse.

Invention du Moi

Conscience du Moi — unité de la binarité

Le philosophe est toujours coincé entre la conscience de sa propre existence et celle du monde dans lequel il baigne. Il est en quelque sorte autoréférent. Il est un (distinct) et en même temps multiple : il porte l'entière multiplicité du monde qu'il perçoit, y compris la perception de soi-même comme objet de sa propre perception.

L'individu est une conscience, mais sans le monde il n'est rien, néant. La conscience est toujours une conscience de quelque chose. La conscience qu'il éprouve — son Moi — fait partie du monde. Sans le monde, pas de conscience. La conscience boucle sur le monde qui n'aurait aucune réalité sans la conscience qui l'atteste. Bref, le Moi a conscience du monde en tant qu'il perçoit tous les objets qui sont à sa portée, y compris son intériorité autoréférente.

Comment se fait-il que je sois en même temps, conscience du monde et conscience de ma propre conscience perçue comme distincte du monde ? Quelle est la nature de cette conscience qui est en même temps sujet et objet ? Cette conscience de soi et du monde, Fichte l'appelle le Moi.

Et c'est confondant parce que, lorsque l'on désigne le Moi de Fichte comme le « Moi » de tous les jours, on l'objective comme pour se voir dans un miroir, mais il n'y a pas de miroir ; il n'y a qu'un philosophe qui essaie de comprendre sa nature ultime en étant lui-même cette nature qu'il essaie de comprendre. Il fait partie du monde qui essaie de se voir lui-même comme si l'oeil essayait de se voir directement sans miroir, étant à la fois ce qui regarde et ce qui est regardé — objet et sujet.

Le principe sujet-objet intrigue Fichte. Il montre que pour voir quelque chose, il faut deux entités : un regardeur et un regardé (signifiant/signifié). Il s'efforce de comprendre cette binarité nécessaire du monde qui est, d'une part multiple, et en même temps unifiée par la conscience. Il a le sentiment d'une espèce d'unité absolue, mais il doit bien constater que sa propre finitude est nécessaire à la multiplicité du monde qui, paradoxalement, se trouve unifiée dans le Moi. Comment résoudre l'unique et le divers ?

Liberté

Il est impossible de concevoir la liberté sans concevoir d'abord le Moi. Avec l'invention du Moi s'impose nécessairement la recherche de liberté. Le Je est constitutif de la liberté.

Lorsque l'individu est considéré comme un Nous, sa liberté est régie par les intérêts du groupe auquel il appartient. L'individu qui s'identifie à sa famille ou en tant que sujet du roi ou encore citoyen de la patrie ou bien travailleur professionnel ; sa seule liberté consiste à accomplir le devoir que lui impose son titre. S'il devient père, son devoir est d'agir en bon père de famille. S'il habite un royaume, il est sujet du roi ; son devoir consiste à servir loyalement le souverain. S'il est citoyen, il doit accomplir au mieux ses devoirs civiques. S'il est artisan ou professionnel, il doit se conformer aux règles de l'art du métier ou au Code déontologique de sa profession. Tous ces titres apportent à l'individu sa raison d'être ; sans eux, il n'est rien.

Lorsque Fichte invente le Moi, il invente en même temps le concept de liberté. Il postule que le Moi est doté d'une existence en soi par delà tous les titres que la société lui reconnaît.

Le propos, au premier abord, semble bien théorique, mais dans la pratique, il touche ce à quoi nous sommes le plus attachés. Depuis la Révolution française, la liberté est, individuellement, la valeur la plus recherchée. Personne n'aime qu'on le force à agir contre sa volonté. Mais sommes-nous libres pour autant ?

La contrainte est pourtant une nécessité absolue. Le Moi, en tant qu'individu sensible s'identifie à sa propre perception ; et percevoir, c'est constater à tout moment la contrainte que le monde exerce sur la sensibilité du Moi. Sous cette perspective, la contrainte est l'essence de la perception ; elle indique la différence entre le monde et moi. Sans contrainte, la conscience du monde n'existe pas ; sans contrainte, je ne ressens rien. Le monde s'oppose au Moi en imposant une perception qui varie à chaque instant.

Le Moi inventé par Fichte ainsi que la nécessaire liberté qui l'accompagne, n'aboutit en définitive qu'à prendre conscience de la multitude des contingences qui conditionnent le Je qui se pense libre, mais qui est toujours soumis aux mille événements qui se manifestent au Moi sensible immergé dans un monde qui ne le laissera jamais tranquille.

Le Moi absolu

Fichte creuse jusqu'au fondement même de l'individu qu'il appelle le Moi. Il analyse l'entité en élaborant — comme Leibniz a conçu la monade sans fenêtre — un concept personnel assez obscur de Moi absolu qui fonde sa Doctrine de la science. Il cherche un principe unificateur qui pourrait tout expliquer. Les théologiens de chaque époque ont fait pareil en essayant d'expliquer Dieu.

Le « Je » formulé par Descartes fonde le monde par sa propre pensée. Mais Fichte va plus loin. En posant le centre du monde dans l'individu en tant que Moi absolu, il affirme que rien n'existe au-dessus du Moi.

En tant que distinct des autres, le Moi n'est évidemment pas absolu ; il se transforme nécessairement puisqu'il est soumis à l'influence des contingences. Il possède aussi une nature propre qui le détermine ; c'est d'ailleurs ce qui en fait un Moi. Alors, en quoi consiste l'absoluité du Moi s'il est soumis à l'existence des autres, aux aléas et à sa propre nature ?

C'est justement parce qu'il n'a pas de nature propre qu'il peut prendre toutes les natures possibles. Cette flexibilité illimitée constitue alors sa nature absolue. C'est pourquoi Fichte considère le Moi comme absolu.

Sa propre nature est l'expression même de la liberté que notre philosophe cherche à exprimer sans contraintes, comme l'arbre cherche à croître naturellement s'il n'est contraint par aucun jardinier qui le taille et le transforme avec l'espalier. En cela, l'homme est un être déterminé autant qu'il est un être de liberté. L'unification de ces deux aspects apparemment contradictoires se résout dans le concept de Moi absolu.

C'est ainsi que Fichte propose l'idéalisme qui transcende le dualisme sujet-objet. L'homme est à la fois un sujet libre et un objet soumis aux contingences. Du choc entre le Moi fini (le sujet) et le Non-Moi réel (les contingences), naît l'identité entre le sujet et l'objet ; et de là naît le Sujet absolu qu'il nomme Moi absolu.

Concept original ou fumisterie ?

La danse intellectuelle est si étourdissante que l'on finit par adopter son point de vue sans comprendre qu'il se résume à un simple postulat. Fichte postule le Moi absolu au moyen de circonlocutions complexes. Moïse avait formulé la chose plus simplement en postulant l'identité de Dieu à l'Être. Mais notre philosophe va plus loin : il trouve la jonction entre le Moi et la manière dont il émerge du monde par la conscience. Il éclaire la petite phrase biblique qui affirme : « Vous serez comme des dieux. » Si le Moi est absolu, n'est-il pas doté de l'ultime attribut de Dieu ?

Fichte fut obsédé par cette question parce qu'il était contemporain de la Révolution française qui animait l'actualité de la presse allemande. La liberté est une chimère française qui n'a cessé d'obnubiler la philosophie alors que déjà, les stoïciens avaient formulé tout ce qu'il est possible de penser sur le sujet. Le concept de Moi absolu serait-il une vaine tentative de résoudre la quadrature du cercle par un raisonnement alambiqué où la chatte en perd ses petits ? Schopenhauer avait sévèrement critiqué le courant mystificateur de son époque où les philosophes mystifiaient leurs étudiants en multipliant les galimatias. Ses propos avaient par contre le mérite de proposer l'exercice de pensée qui maintient un niveau d'activité neuronale élevé comme l'exercice physique maintient la forme.

Si Fichte est tombé aujourd'hui dans l'oubli, il fut à l'époque un philosophe renommé. La pensée philosophique est soumise aux modes tout comme l'activité sportive se renouvelle au fil du temps.

Est-ce à dire que la philosophie peut se passer de Fichte ? Pas du tout ! En prenant un peu de perspective, on constate qu'il s'agit ni plus ni moins d'une sorte d'inversion copernicienne de la pensée initiée par Descartes, approfondie par Leibniz, et finalisée par Fichte.

Si l'on pensait traditionnellement que l'Univers avait été créé par un Dieu extérieur au monde, Spinoza a montré que l'on pouvait mieux le comprendre en identifiant Dieu à la Nature. Mais alors, en prenant encore un peu de recul, il parut évident que sans l'homme pour penser l'Univers, celui-ci n'existerait pas (Berkeley). C'est-à-dire que pour penser, vouloir et représenter le monde, l'existence de l'homme pensant est primordiale. C'est ainsi que Fichte s'est autorisé à situer l'absolu à l'intérieur de l'homme en tant que Moi pensant — et « libre » aussi, puisque nous sommes dotés d'une volonté arbitraire capable d'agir de façon autonome malgré les contingences. Le Moi implique une volonté distincte et autonome qui fonde la liberté. Sinon, nous ne serions que la fraction d'un Nous dans lequel notre volonté personnelle se dissout.

Qu'est-ce que La Doctrine de la science pour Fichte ?
(Question posée à l'IA Perplexity)

1e Réponse [a]

La doctrine de la science selon Fichte

La « Doctrine de la science » (Wissenschaftslehre) est l'oeuvre majeure et le projet philosophique central de Johann Gottlieb Fichte. Voici les principaux points à retenir :

C'est une « science de la science », c'est-à-dire une théorie du savoir visant à fonder de manière certaine la totalité du savoir humain sur un principe unique et absolu. [4a]

Son ambition est de rapporter l'ensemble du savoir à l'unité d'un principe premier, le « Moi » ou « Moi absolu », afin de constituer un système philosophique total et unifié. [1a] - [4a]

Elle cherche à expliquer la genèse conjointe de la conscience, du savoir et du monde objectif à partir de ce principe du Moi. [3a]

C'est une philosophie idéaliste où le Moi pose d'abord son existence de manière inconditionnée, puis pose ensuite le Non-Moi de manière conditionnée. [1a]

Elle vise à aller plus loin que Kant dans l'explication des conditions de possibilité de l'expérience et de la connaissance. [3a]

Fichte a repris et révisé son exposé de la Doctrine de la science presque chaque année de 1794 à 1814 pour l'approfondir et la clarifier. [1b]

En somme, la Doctrine de la science est pour Fichte un idéalisme subjectif radical qui tente de déduire l'ensemble de la réalité à partir du Moi comme principe absolu de la connaissance.

2e Réponse [b]

La « Doctrine de la science » (Wissenschaftslehre) est l'oeuvre majeure du philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte, sur laquelle il a travaillé de 1794 à 1814. C'est un projet d'une radicalité absolue visant à aller au-delà de Kant dans l'explication de la genèse conjointe de la conscience, du savoir et du monde objectif. [1b] - [3b]

Ambition et définition

L'ambition initiale de la Doctrine de la science est de rapporter la totalité du savoir humain à l'unité d'un principe. C'est une théorie du savoir unifié, une « science de la science » où le savoir naît du mouvement par lequel il saisit sa propre origine. [5b]

La Doctrine de la science ne se limite pas à un arrangement systématique des connaissances, mais engage une véritable conversion spirituelle, en cherchant à résoudre le problème métaphysique du passage de l'Un au Tout et du Tout à l'Un, de leur identité réelle. [5b]

Évolution de l'oeuvre

Fichte a repris et réexposé la Doctrine de la science pratiquement chaque année entre 1794 et 1814, lui donnant à chaque fois une forme nouvelle pour en approfondir la compréhension. [1b] - [3b] L'exposé de 1813, bien qu'inachevé, développe un point de vue précieux en faisant de l'entendement le centre de la genèse du Moi et du monde phénoménal. [1b]

La Doctrine de la science explore notamment les trois principes fondamentaux (thèse, antithèse, synthèse) régissant le Moi absolu, le Non-Moi et leur synthèse [2b] - [4b], ainsi que les théories de la représentation et de l'effort pratique. [4b]

Le Moi absolu de Fichte

Avant que Freud n'établisse le triptyque déchirant l'homme en Moi, Ça et Surmoi, il fut un temps où l'individu possédait des qualités autrement plus élevées. À l'image de la divinité unique et indivisible que la religion arborait, l'humain étudié par le philosophe était une entité homogène issue du « Je » du cogito de Descartes.

Aujourd'hui, la notion du Moi est entendue dans une continuité naissant chez Descartes, précisée par Freud et aboutissant sur le nourrisson narcissique consommateur. Mais avant de déchoir dans la banalité humaine égalitaire nivelant les individus par le bas, au tournant du XIXe siècle, Fichte avait proposé une conception de l'humain si noble que l'on a maintenant peine à apercevoir autant de dignité dans notre nature.

Ce fut l'époque où l'humain fut le plus près d'intégrer le Dieu qu'il vénérait.

L'individu se conçoit lui-même aujourd'hui comme un être de droit, toujours à la limite de la revendication et prêt à contester la moindre infraction aux privilèges statués dans la Charte. Comme le riche ayant accumulé une grande fortune, il est obsédé par la perte. L'humain contemporain est victime de l'Épée de Damoclès ; il vit dans la crainte de la volatilité de ce qu'il croit posséder, et avant tout, sa vie qui, malgré une longévité statistique historique inégalée, ne suffit toujours pas à combler ses ambitions. Bref, l'homme actuel est une petite chose craintive, une victime passive qui craint la mort comme jamais dans l'histoire.

Chez Fichte, l'humain est tout autre chose. Il est un être absolu (divin) animé par une volonté libre et autonome dont la raison le destine à accomplir son devoir moral lié à la foi en la vérité raisonnée. Le Moi est immortel à soi-même. « Ma vie n'existe que pour moi, et j'en suis la cause. » Pour notre philosophe, l'homme n'est rien d'autre que Superman : modèle idéal d'empathie, de générosité et de justice que nous attendons tous aujourd'hui de l'État sans obligation de réciprocité. L'humain de Fichte est investi d'une force divine ; il est le Moi absolu invincible, sans peur et irréprochable. Bref, il est pure liberté active.

Du Nous au Moi de Fichte :
Naissance du concept d'individualité

En cette époque du « me, myself and I », il est curieux que Fichte n'apparaisse pas plus souvent dans l'espace médiatique. Son concept de Moi absolu est l'aboutissement d'une démarche philosophique sur trois siècles. Elle commence avec Montaigne (1533-1592) qui s'autorise à écrire à la première personne du singulier ; elle prend son envol avec le cogito de Descartes (1596-1650) ; et atteint l'aboutissement le plus achevé chez Fichte (1762-1814).

Le Moi était un concept impensable aux époques où les relations sociales étaient tissées si serrées que la survie de tout individu — y compris celle du roi — dépendait étroitement de la collaboration mutuelle. La structure nobiliaire garantissait la survie et l'ordre social. L'individu ne pouvait se penser hors des rapports sociaux et familiaux. Les autres étaient la raison d'être. On naissait dans un monde où sa place était toute désignée, et l'on survivait dans la mesure où l'on savait la tenir. Le concept d'individualité inaugure une ontologie singulière où la personne occupe le centre du monde. Essayons de retracer la genèse de la mutation humaine où le Nous se transforme en Moi absolu par l'ingénieuse conceptualisation de Fichte.

Le serviteur qui perd le maître pour qui il a travaillé toute sa vie — maître qui l'a accueilli, nourri, logé, payé, permis d'avoir une famille, etc. — perd tout. Lorsque le maître meurt, le serviteur perd sa raison d'être. On s'étonne des armées chinoises enterrées à la mort du souverain, mais dans un monde où le Moi n'existe pas, rien de plus naturel. L'amoureux qui perd sa dulcinée n'éprouve-t-il pas le désir de mourir ? Le lien qui attache le serviteur au maître est encore plus fort : il est vital.

Ainsi Descartes, qui avait été un serviteur sans maître, un soldat en temps de paix, un homme libre de fortune, n'avait de maître que lui-même. On lui attribue le génie du cogito, mais ce génie ne tombe pas des nues ; il est issu de circonstances particulières. Son père, Joachim Descartes, juriste issu d'une lignée prospère, avait été conseiller au Parlement de Bretagne. René avait hérité d'une fortune considérable ; à l'abri de tout besoin, il vécut sans jamais travailler.

Le voilà désoeuvré ; il s'interroge sur le sens de sa propre existence. Si je ne suis ni soldat, ni travailleur, ni serviteur, ni époux, que suis-je donc, se demande-t-il ? Il régresse à l'infini, fait table rase de toute pensée non fondée, pour établir le « je » qui fonde toute existence. D'où la fameuse formule : « Je pense, donc je suis. » Descartes exprime ainsi la solitude absolue de l'être indépendant. Sa pensée boucle sans fin sur le « je » comme les cases Excel qui s'affolent lorsqu'elles tombent en référence circulaire. Oui, parce que, dans cette célèbre formule, avant que d'identifier l'être à la pensée, il postule deux fois le « je » : « Je pense, donc je suis. ». Si tout chrétien de l'époque devait sa survie à la structure féodale, René, lui, n'était qu'un esprit libre de toute attache tournant à vide sur lui-même.

Descartes et les philosophes suivants ont expliqué laborieusement que la pensée constitue le socle de l'humanité ; c'est le fondement même de la philosophie. Mais la pensée fonde avant tout l'individu. Le cogito postule d'abord en catimini deux fois l'individualité en répétant le « je » comme s'il était une évidence. Pour un Descartes solitaire, indépendant de fortune et désoeuvré, le « je » est une réalité bien lourde, mais pour tous ceux dont la survie les enchaîne au travail de la terre, et qui sont définis par leur rôle social, l'idée d'un Moi autonome ne fait aucun sens ; elle ne leur viendrait même pas à l'esprit.

La pensée tournant sur elle-même devient pour l'individu libre de fortune et de toute attache, l'horizon indépassable : c'est l'obsession du Moi libre de toute contrainte. Avant Fichte, on n'avait pas vu que le fondement de la philosophie repose avant tout sur l'individualité, sur le Moi. C'est seulement ensuite que la pensée peut survenir avec la communauté culturelle linguistique qui la fonde.

Les cogitations de René Descartes n'ont fait du bruit qu'à l'intérieur des cercles savants qui, riches et désoeuvrés comme notre philosophe, avaient tout leur temps pour réfléchir à autre chose qu'à leur pitance quotidienne. Mais chez les philosophes, l'idée du je-me-moi a fait son chemin jusqu'à ce que Fichte le pose en absolu. Si, pour Descartes, la pensée était le Graal, pour d'autres, comme Rousseau, c'est du côté du sentiment invincible de l'individualité qu'il fallait creuser. Leibniz l'a posé en tant que monade sans fenêtre, mais le concept était trop obscur pour favoriser l'assentiment. Berkeley a poussé dans la direction de l'immatérialisme qui, sous certains rapports, considère l'importance cruciale de l'individu, mais il faut consentir à un saut dans le vide trop effrayant pour apercevoir cette conception magique du monde.

Mais qui est donc ce Moi que notre philosophe pose en absolu ?

Chez Fichte, l'humain n'est pas la construction sociale d'un être imbriqué dans une fonction déterminée, mais il est un être absolu (divin) animé par une volonté libre et autonome dont la raison le destine à accomplir son devoir moral lié à la foi en la vérité raisonnée. Le Moi est immortel à soi-même. Ma vie n'existe que pour moi, et j'en suis la cause. Nous ne sortons jamais de nous-mêmes. Jamais mon existence ne sera perçue ailleurs que dans le Moi que je suis.

Fichte propose, en quelque sorte, la révolution copernicienne de l'univers de la pensée. Jadis, le monde gravitait autour de la communauté hiérarchisée qui tirait l'individu vers le haut (voir Hiérarchie de la noblesse). Elle était chapeautée par un Dieu souverain et absolu. Chevalier, Baron, Duc, Prince, etc., chacun y trouvait sa place dans la constellation des titres. Notre philosophe déplace le centre du monde pour l'établir dans le MOI. L'harmonie sociale ne tient désormais plus qu'en l'attachement au devoir moral de l'individu, peu importe son rang. Tout part de l'esprit du Moi qui devient ainsi le fondement irréfutable de l'univers.

La formule est remarquablement bien ficelée, mais c'est une cathédrale complexe que le philosophe a passé sa vie à peaufiner. De 1794 à 1804, Fichte reformule continuellement sa Doctrine de la science et établit La Destination de l'homme, pour redonner sens à la vie d'un être destiné à fonder son existence sur lui-même. La Doctrine de la science pose le tout premier jalon scientifique : le Moi. C'est l'entité première et absolue : le seul postulat irréfutable nécessaire à toute science ultérieure.

Contemporain de la Révolution française, le concept d'individualité — le MOI — devenait nécessaire dans une société où la hiérarchie s'efface devant les impératifs de la liberté. C'est une vérité qui ne fonctionne que dans une certaine perspective, et pour l'apercevoir, il faut consentir à la chose la moins naturelle qui soit, à savoir l'individu autonome, le Moi absolu. Désormais, l'individu n'aura jamais d'autre accès au monde que dans la perspective du Moi.

Le concept de Moi absolu élaboré par Fichte est certainement l'idée la plus féconde de la modernité. Romantiques, freudiens, existentialistes, tous s'en inspirent dans une quête sans fin de la liberté d'un Moi qui s'évertue à exister par lui-même. Le philosophe est aujourd'hui un peu oublié comme l'on oublie généralement les choses profondément intégrées dans le langage.

Nous avons perdu le contact avec les origines du Moi qui rapporte le monde à soi-même. Mais chaque fois que l'on prononce ce petit mot, c'est la pensée de Johann G. Fichte que l'on évoque.

L'invention du Moi

Le Moi, semble aujourd'hui si banal qu'il est impossible de le saisir sans se rappeler l'époque où l'individu n'existait pas. Par exemple, la pensée de Freud, que nous connaissons principalement par le triptyque Moi-Ça-Surmoi, est inconcevable sans le Moi de Fichte. Essayons de figurer le monde qui précède la modernité psychologique.

Le concept d'individualité, le Moi, augure l'époque romantique née à la fin du XVIIIe siècle. Il va se diffuser peu à peu en Occident, mais il n'a pas encore gagné la planète. Ailleurs son importance est très secondaire. Avant, l'expression des sentiments inventée par Rousseau, il était insensé de penser en termes d'individualité.

Jadis, le Moi était dilué dans les fonctions familiales et sociales. Nous n'étions pas Alex, Sophie, Isabelle ou Lucas. Nous n'étions pas un individu interpelé familièrement par le tutoiement à tout âge. Le Moi était relégué aux toutes premières années où l'enfant n'était encore tourné que sur ses besoins vitaux. La famille lui apprenait bientôt qu'il y avait d'autres perspectives que la sienne. Il était Fils de son père ou Fille de sa mère. Il y avait Papa, Maman, Oncle, Tante, Grand-Papa et Grand-Maman. Il était le frère ou la soeur de ses aînés et puînés. Très jeune, l'âge indiquait le rang et le respect dû aux autres : respect lié aux relations familiales.

Ensuite, l'éducation introduisait le Moi dans une fonction sociale. Il devenait Monsieur le Notaire, Monsieur le Docteur, Professeur, Charpentier ou Forgeron. L'individu d'autrefois ne vivait pas dans une société anonyme où la mécanique bien huilée du fordisme rend aujourd'hui les intervenants substituables à volonté. Il n'existait qu'en fonction de ses rapports sociaux. À l'extérieur de la famille ou de la société à qui il appartenait, la notion de Moi n'avait strictement aucun sens sinon qu'elle se réduisait aux fonctions vitales. S'il n'avait été tiré vers le haut par les titres de ses fonctions sociales et familiales, l'individu aurait été analogue à l'animal sauvage en quête de nourriture et ne survivant que pour se reproduire.

L'individu n'existait que par ses rapports sociaux. Contemporain de la Révolution française, Fichte invente le Moi qui sera l'outil indispensable pour penser la liberté. On ne peut concevoir la liberté sans postuler un Moi à libérer. Voilà l'originalité du concept.

L'État, la Famille et le Moi — Occident vs Orient

L'individu comporte trois échelons vitaux : l'État, la Famille et le Moi. La pensée orientale est encore aujourd'hui assez peu pénétrée de l'idée du Moi. En Chine, jusqu'à récemment, l'individu occupait peu de place. L'État maoïste primait, suivi immédiatement par les liens familiaux du confucianisme qui enseignait depuis toujours la piété filiale. Le Moi est apparu en Chine en 1979 avec le « Enrichissez-vous ! » de Deng Xiaoping.

Au Moyen-Orient, l'individu ne trouve sa place que dans l'ordre divin auquel il participe. Sans la soumission enthousiaste à Allah, l'individu n'est qu'une chose ridicule et méprisable. La grandeur du maître rejaillit sur le fidèle. Par soi-même, on n'a pas besoin d'être grand-chose lorsque l'on entretient des rapports avec les gens influents. Et qui est plus influent que Allah ? Le Moi de Fichte n'a pas plus de sens pour le musulman que le quidam qui prêche ses propres idées, jouqué sur une caisse au coin de la rue.

En Inde les castes fondent la structure sociale qui détermine les privilèges familiaux. Lorsque la famille est membre d'une caste, la sécurité individuelle est assurée. Là comme ailleurs en Orient, le Moi occidental ne fait aucun sens.

L'Occident se pense universel, mais il constitue un monde à part. Il pense prioritairement en termes de liberté du Moi : c'est l'héritage judéo-chrétien. L'Orient sait que sans l'État, la caste et la famille, l'individu n'est rien. Depuis la Révolution de 1789, l'Occident mène une campagne idéologique où l'individu — le Moi égalitaire et libre — prime sur toute autre valeur. Pourtant, malgré la force de la volonté personnelle, le Moi est irrémédiablement soumis aux contingences sociales. Dans les faits, l'inégalité et la destinée sont la norme. La démocratie n'a jamais eu lieu ; le 4e pouvoir a simplement congédié la noblesse en faisant croire qu'il est au service de l'individu. Il n'y a pas à fouiller longtemps pour trouver ceux qui activent les leviers du pouvoir de la nouvelle caste.

Ontologie fichtéenne [1]

Les trois Moi de Fichte

Pour comprendre l'ontologie fichtéenne, on doit dissiper la confusion que Fichte entretient maladroitement dans le triptyque inaugural de son système.

Le triptyque est composé de

1. Moi absolu
Le Moi absolu s'autoengendre par la conscience qui boucle sur elle-même.

2. Non-Moi
Du monde extérieur surgit le choc qui engendre le Non-Moi.

3. Moi et Non-Moi complémentaires
La raison constate la détermination réciproque du Moi et du Non-Moi qui s'opposent et se limitent réciproquement.

Il faut distinguer nettement le Moi absolu du Moi complémentaire.

Le Moi absolu fonde l'être. Comme il est absolu, il est en quelque sorte autofondé. Il ne dépend de rien d'autre que de lui-même. Le Moi se pose absolument, mais aussitôt, quelque chose d'extérieur lui oppose un choc et le réduit à l'état de Moi/Non-Moi. Ainsi, tout en restant absolue, la binarité du Moi se constitue.

Le Moi complémentaire n'apparaît qu'en fonction du Non-Moi. En fait, il n'y a qu'un seul Moi, mais celui-ci se scinde en deux Moi complémentaires que Fichte appelle le Moi et le Non-Moi sans toujours préciser de quel Moi il s'agit. Comme il n'y a qu'un seul Moi, c'est compréhensible, et il met en garde quelque part contre la méprise qui consisterait à croire qu'il y a deux Moi. Le Moi est Un et indivisible.

La première lecture prête à confusion. À la troisième lecture attentive (effort considérable sur un texte d'une telle aridité) on finit par comprendre la distinction entre les deux Moi qui constituent le même être absolu.

Fichte entend bien montrer l'unité du Moi absolu. Mais ce Moi initial n'est que forme, concept, il n'est pas réel. C'est lorsque le Moi absolu réalise la résistance du monde qu'il constate sa réalité. Du choc de la réalité surgit une opposition qui scinde le Moi unifié qui, jusqu'alors, sommeillait dans la douce léthargie d'une harmonie tranquille.

L'opposition indique pour ainsi dire au Moi son être au monde. La scission produit le Non-Moi, mais la confrontation qui impose de réaliser que le Moi est aussi un Non-Moi n'est qu'une posture ontologique intérieure. Le Moi absolu ne sait pas directement que le monde existe ; ses perceptions ne produisent que des réactions internes. La confrontation n'est qu'intérieure au Moi qui, à partir de ses perceptions, va reconstruire intérieurement une sorte de carte du monde bien personnelle : ses représentations intérieures du monde qu'il intuitionne.

Il n'y a pas de monde extérieur ; tout se joue dans le Moi qui perçoit quelque chose en lui-même, et hors de ce Moi qu'il est — et il n'est rien d'autre —, il serait néant.

Ainsi donc, le Moi est Un dans l'absolu, mais il est constitué de deux entités complémentaires que Fichte appelle le Moi et le Non-Moi. Pour éviter la confusion, il faut rester attentif (exercice laborieux), lorsque Fichte utilise le terme « Moi », pour distinguer s'il est en train de parler du Moi absolu, ou bien du Moi en tant qu'entité complémentaire au Non-Moi constituant la réalité. La formulation de Fichte n'est pas toujours claire.

Bref, il y a trois Moi : 1. le Moi absolu, 2. le Non-Moi, 3. les Moi complémentaires. Mais dans l'absolu, il n'y a qu'un seul Moi. Ceci rappelle la trinité chrétienne où l'Église enseigne de croire en un seul Dieu, mais composé de trois personnes : 1. le Père (absolu), 2. le Fils (réalité du monde qui résiste à l'individu), 3. l'Esprit (complémentarité de la raison et de la conscience qui donnent sens au monde).

Divinisation de l'individu : le Moi triomphant

L'originalité conceptuelle de Fichte consiste à déplacer l'absolu dans le Moi. Il propose ainsi, en quelque sorte, la divinisation de l'individu. Comme la Révolution copernicienne déplace le centre du monde du Soleil à la Terre, Fichte déplace le Dieu absolu (aussi bien extérieur qu'intérieur), pour le situer dans l'individu, dans le Moi absolu. En ce sens, formellement l'individu est tout ; il sort du néant à la naissance et y retourne à sa mort.

Ainsi, on pourrait affirmer que Fichte professait une doctrine athée. D'ailleurs, il a effectivement été taxé d'athéisme, mais pour une autre raison. Il avait provoqué la controverse en affirmant que Dieu est l'incarnation de l'ordre moral du monde, alors que la tradition le considérait comme un être personnel transcendant. En ce sens, Fichte n'était pas athée, il concevait seulement le Dieu autrement. Croire que Dieu s'identifie à l'ordre moral, est-ce une faute conceptuelle si importante alors que l'on observe la morale des Dix commandements ?

Mais si l'on considère le Moi (narcissique) comme un absolu, n'est-ce pas considérablement plus subversif ? L'individu peut alors se considérer au-dessus des lois, ou pire, imposer ses propres lois de manière tyrannique. On se rappelle les catastrophes de la Révolution française, suite à la décapitation du roi, réalisant symboliquement la mort de Dieu. Aujourd'hui, on constate toujours un certain bouillonnement révolutionnaire alors que les pressions de groupuscules tentent d'imposer une vision du monde dénaturée jusque dans les institutions au nom du principe de l'évolution (des moeurs), alors que ces minorités ne cherchent qu'à subordonner les masses à leurs caprices.

Postulat fondamental : (A = A) ⇒ (Moi = Moi)

Pour établir son système, Fichte doit d'abord établir un fondement solide. D'entrée de jeu, il reconnaît que ce fondement « doit être absolument premier » et qu'« il ne peut être ni prouvé, ni défini. » Le fondement sera donc un postulat analogue au premier moteur immobile d'Aristote ; ce que j'appelle le Mensonge fondateur. C'est donc un acte de foi initial, seule brèche que l'on se permet dans la suite de raisonnements logiques qui suivront, mais un acte de foi d'une évidence incontestable.

Quel est-il ? Quel est le postulat initial de l'ontologie fichtéenne ?

Fichte pose le fondement ontologique du Moi à partir de l'être dont la pensée persiste en bouclant sur elle-même ( A = A ).

En fait, on ne sait pas encore si l'être existe, ni même ce qu'il est en réalité, mais par un raisonnement logique irréfutable : « A = A », notre philosophe affirme que si le Moi existe, alors il est nécessairement identique à lui-même.

Ainsi, en postulant la validité de l'identité de toute chose à elle-même à partir d'une boucle logique évidente, le Moi surgit dans l'existence par l'irréfutabilité de son identité. Donc, puisque A = A, si le Moi existe, il est nécessairement identique à lui-même (A = A) ⇒ (Moi = Moi). Ainsi donc, j'existe parce que j'existe, parce que je suis Moi qui est Moi qui est Moi qui est Moi qui est Moi, et ainsi de suite, en écho au monde que je perçois.

Ses contemporains auraient pu l'accuser d'athéisme puisqu'il remplace le traditionnel Dieu qui garantit l'existence du monde par le Moi identitaire, le Moi absolu. Je suis Moi, et ce Moi est la conscience qui fonde le monde puisque sans moi pour en témoigner, rien n'existerait de ce monde qui a besoin de mon existence pour exister. J'existe, donc le monde existe : voilà le cogito de Fichte. Bref, je suis le monde qui sans Moi n'existerait pas, serait néant. Autrement dit, je crée le monde. Mais si on l'a accusé d'athéisme, on l'a vu, c'était pour une autre raison.

Suprématie de la logique

Tous ces raisonnements ne sont possibles que si l'on accorde la suprématie à la logique. En effet, ce n'est pas Dieu ni le Moi qui sont absolus, mais la raison logique que l'on érige en maîtresse suprême. On constate en effet que le fondement de l'être, tel que Fichte le propose, est la raison logique. Tous ses discours ne sont qu'un exercice de fidélité à la cohérence rationnelle. C'est d'ailleurs le principe de toute rhétorique : ne pas se contredire. C'est pourquoi notre philosophe introduit le Moi à titre de « juge » [2]

Effectivement, la logique est une discipline qui produit les opérateurs qui permettent de juger rationnellement. Avant même de s'inquiéter sur son existence, la plus grande peur de l'humain n'est-elle pas la folie ? La raison nous en préserve. La raison nous sort de la cage de la solitude. Lorsque nous employons le langage, nous nous accordons à l'humanité entière ; et ce langage comporte des règles de cohérences sous peine d'être exclu de la communauté qui ne fait sens que par le langage.

L'usage correct de la langue me multiplie par tous ceux qui l'utilisent. Si j'enfreins ses règles, je m'isole, je m'aliène la communauté humaine entière. Voilà pourquoi les Français ont raison d'être si pointilleux sur les termes : la démence les effraie plus que tout. La philosophe est avant tout l'exercice par excellence pour y échapper. Pourtant, si la tyrannie exige de donner aux mêmes termes la même signification, nous savons les confusions engendrées lorsque chacun emprunte le boulevard de la langue à ses propres fins.

En résumé, deux postulats fondent l'existence du Moi :
                                 IDENTITÉ + RAISON (Je juge) ⇒ LE MOI EXISTE

IDENTITÉ

Sous l'apparence d'un raisonnement irréfutable (absolu), Fichte propose d'abord un postulat : Le principe d'identité implique que si le Moi existe, il est identique à lui-même : (A = A) ⇒ (Moi = Moi). L'identité fonde le Moi. L'erreur ici consisterait à concevoir le monde comme statique (voir Zénon d'Élée).

Le Moi absolu de Fichte n'est qu'une vue de l'esprit. Tout être est d'abord un être sensible, c'est-à-dire vivant. Le vivant est le contraire du statique. Le Moi vivant est différent à chaque instant (Whitehead) ; chaque instant Moi ≠ Moi. Fichte y viendra avec le concept du Non-Moi.

+ RAISON (Je juge)

Fichte postule l'existence du Moi en tant que juge[3]. Ceci est une reformulation du cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis ». D'abord, en répétant le « Je » (le Moi) deux fois dans la formule, on amorce la boucle identitaire autoréalisatrice.

Ensuite, penser, c'est juger, raisonner. Pour Descartes, le « Je » pense ; pour Fichte, le « Moi » juge. Raisonner, c'est examiner les raisons qui expliquent les causes et les effets. Descartes identifie le « Je » à un exercice de raisonnement. Le cogito peut aussi bien se formuler : Je raisonne, donc j'existe.

On pourrait ici critiquer le postulat en affirmant que, si tout le monde pense, tout le monde est loin de penser correctement. Est-ce à dire que ceux qui raisonnent maladroitement n'existent pas ? Le débat est ouvert, mais une chose est sûre : tout être vivant est sensible, et donc, il serait plus raisonnable d'affirmer, comme Rousseau : Je sens, donc j'existe.

⇒ LE MOI EXISTE

Ainsi, Fichte affirme l'existence d'un Moi irréfutable autoproclamé de par son identité à lui-même dont l'existence est garantie par la raison (la pensée) dont l'agir fondamental est le jugement.

* * *

On pourrait penser que Fichte s'est contenté de reformuler le cogito de Descartes en d'autres mots. C'est vrai, mais il va beaucoup plus loin. Descartes avait identifié le « Je » à la pensée ; il avait statué que l'existence de l'homme s'affirme par la faculté de raisonner. Mais Fichte a conçu le « Je » comme identité absolue autonome. En signant l'acte de naissance du Moi, Fichte fonde la liberté. Non pas la liberté comme la libération d'une incarcération oppressive, mais la liberté comme la tâche de choisir son destin. Ce type de liberté est-il exténuant ou vivifiant ? Sartre montrera que la liberté est un travail actif, et non un état passif.

Tous enfermés dans le Moi éphémère

Nous ne sortons jamais de nous-mêmes.

Fichte, Doctrine de la science, 1794-1797, Oeuvres choisies de philosophie première, Vrin © 1999, p. 149.

Le Moi est fabriqué par la somme des sensations qui traversent le corps qui est notre seul rapport au monde. Le Moi est en même temps prison et liberté, mais l'identité d'un être libre n'est pas donnée ; il faut la forger. La prison corporelle est si étanche, qu'il n'est pas étonnant qu'en cette ère où l'on fétichise la liberté, certains essaient de changer de sexe. Mais peut-on considérer le corps comme un accessoire distinct de la volonté ? Et quand la liberté nous aura permis de changer de corps, comment savoir, avec le corps actuel si le corps que j'aurai choisi sera satisfait de mon choix dans dix ans ?

Essentiellement, la volonté est toujours libre de désirer autre chose. La liberté, en bout de compte, ne consisterait-elle qu'à choisir sa prison ? C'est ce que Sartre pensait, mais qui est ce Moi qui m'emprisonne ?

Quand je dis « Moi », « Je », « Soi », « mon Identité », je parle toujours de la même chose : le Moi absolu. C'est-à-dire ce qui reste de moi lorsque je suis dépouillé de toute identité : je parle de l'être. Être quoi ? Eh bien justement !, c'est l'être avant toute identification. C'est l'être absolument libre et encore doté de toutes les possibilités. C'est l'être qui tourne sur lui-même comme l'ouroboros avant d'adopter une particularité matérielle. C'est une forme pure sans contenu. C'est la part divine que je suis pour le bref moment que durera ma vie.

Je suis le Moi de mon corps. D'ailleurs pourquoi dis-je « mon » corps ? Il ne m'appartient pas ; ce n'est pas une part de moi, c'est moi-même tout entier. Parler de mon corps ce serait m'en dissocier. Nous sommes ce corps, nous ne serons jamais rien d'autre, et nous n'aurons jamais d'autre perspective sur le monde qu'à partir de celui-ci. Le corps est le ticket d'accès au monde. Nous ne sommes rien d'autre.

Pourtant, nous nous entêtons à le modifier. On a fabriqué tant d'extensions techniques au corps (outils, voiture, téléphone, etc.), pourquoi ne pas le transformer directement ? On le renouvelle par les vêtements et l'adhésion à d'autres genres culturels. On change de religion, de style ou de culture. Bientôt, ce sera l'IA et les implants corporels qui permettront d'accéder à un autre Moi. Nous y sommes déjà par le pacemaker, les implants orthopédiques et cochléaires. On va bientôt implanter le cellulaire sous la peau. Le philosophe aussi emboîte le pas lorsqu'il incite à la sculpture de soi. Tout pour échapper à la simplicité ontologique du Moi absolu ! Toujours à la recherche de se vivre dans le corps et l'esprit d'un autre, le comédien est maître en la matière. Depuis l'invention de YouTube, ils sont légion comme les étoiles.

L'individu est pourtant un Moi dont il ne sortira jamais. Il a les yeux fixés sur le monde et pense conquérir de grands espaces, mais il n'est rien d'autre que le Moi dont il est prisonnier : le monde, c'est lui-même. Faites le tour de l'univers et vous ne serez jamais ailleurs que dans votre corps, dans vos propres pensées, vos propres représentations.

Avant la naissance, le Moi n'était que néant. Après la mort, le corps retournera à la poussière qui l'a composé : il reviendra au néant comme s'il n'avait jamais existé. Il laissera quelques traces parmi ceux qui l'auront connu, mais celles-ci s'évanouiront à mesure que la mort des suivants effacera sa mémoire.

Le Moi émerge du néant et passe son temps à chercher ses origines qu'il ne connaîtra jamais ; le néant est inconnaissable. Il s'inquiète aussi de sa destinée qu'il ne connaîtra pas davantage. Hors du Moi, tout est néant, et, dans l'absolu, l'on n'est même pas sûrs que le monde existe puisqu'il faut toujours au moins un Moi pour l'attester. Lorsque le Moi retourne au néant, où va la trace du monde imprimée en lui ?

Les religions enseignent que l'âme survit au corps comme un fantôme qui agirait par lui-même et serait doté d'une volonté propre. Mais le corps est matière et il n'y a que la matière qui puisse agir sur la matière. L'esprit, c'est la pensée, la représentation, l'image. L'image n'est pas la matière. Toute la volonté du monde ne peut transporter la montagne par la seule volonté ; il faut aussi des camions.

Certains s'en attristent, et même paniquent. Ils se consolent et se rassurent avec les dogmes de foi qui promettent monts et merveilles. La vie veut la vie, et elle accomplirait des prodiges pour se perpétuer, ne serait-ce qu'un souffle de plus. Pour le Moi, la mort et le néant n'ont pourtant rien d'inquiétant. Rien de triste non plus. Ce n'est qu'un sommeil de plus. Dormir n'est ni triste ni inquiétant. Pourquoi s'en faire pour le temps où le Moi sera absent ? Est-ce que l'on se soucie du Moi d'avant la naissance ?

La seule manière d'échapper au néant qui attend l'individu après sa mort c'est d'accéder à la perpétuité par la mémoire. C'est l'ambition héroïque de l'homme. Mais ce n'est qu'une ambition. Dans la réalité, sa mémoire ne sera conservée que si elle affecte les êtres suivants. Et ça, rien ne le garantit, et encore ce ne sera jamais que d'autres êtres qui déformeront nécessairement notre mémoire pour l'adapter à leur propre existence tout comme les historiens réécrivent l'histoire continuellement.

Nous émergeons du néant et nous y sommes destinés après le bref soubresaut de l'éphémère corps venu au monde. Ce qui est terrifiant dans tout ça n'est pas le néant qui nous attend. Le néant n'est rien. Comment avoir peur du rien ? Ce qui est terrifiant, c'est l'immense déception qui nous envahit lorsque l'on réalise que la vie est si peu de chose face aux prétentions démesurées de nos aspirations humaines. Pour moi-même, rien ne subsistera des empires que je me suis donné tant de mal à conquérir lorsque le Moi aura rendu le dernier souffle. L'angoisse du néant vient de l'immense prétention de l'homme qui ose se croire l'égal des dieux. Tant d'espérance, tant d'efforts, de travail, et de réalisations, pour aboutir dans un sommeil qui anéantit tous les projets. Quels projets ?

Personnellement, je me console avec le bouddhisme qui, au contraire des religions aux ambitions démesurées, se contente de rester assis à respirer calmement en attendant que la vie passe et en espérant que ce soit la dernière. « Le premier bonheur pour l'homme serait de ne pas naître ; et le second, de rentrer au plus tôt dans le néant d'où il serait sorti. » (Sophocle)

Un Moi qui change tout

Il est aujourd'hui si banal de parler de soi que l'on est peu intéressé à connaître ce que Fichte en dit. En cette ère d'individualité, on pense au Moi comme à un concept qui va de soi. Mais il n'en a pas toujours été ainsi.

Il fut un temps où le Moi n'avait aucun sens. On le comprend vite en constatant nos dépendances. Je ne serais rien s'il n'y avait pas eu mes parents pour me mettre au monde. Je ne serai rien non plus sans la société qui me fabrique à boire et à manger. Rien sans le monde médiatique qui me divertit et valorise le moindre clic. Rien sans tous les outils mis à ma disposition : sans voiture, sans cellulaire. Sans l'armée d'ingénieurs et de techniciens inventifs et laborieux, je ne serais pas celui que je suis.

De même, il fut un temps où l'individu n'était rien sans le nom de famille qui indiquait son appartenance au clan ; rien sans le titre de la profession qui garantissait son utilité sociale. Nous n'étions pas l'anonyme et familier Sylvie ou Michel ; nous étions Monsieur ou Madame Untel ; nous étions Père, Mère, Oncle, Tante ou grands-parents ; nous étions Monsieur le Maire, le Docteur, le Charpentier ou le Fermier. Bref, le Moi n'existait pas, sinon, comme disait Pascal, « Le moi est haïssable ».

À partir de la question la plus fondamentale qui soit, Fichte entreprend de découvrir le tout premier rapport au monde de l'individu. Qui est le Moi ? Qui est cet être irréfutable que j'éprouve par mon corps d'où le « Je » surgit chaque fois que j'établis mon rapport au monde ?

* * *

Deux siècles plus tôt, Descartes était passé par là : il avait formulé l'illustre cogito. En l'identifiant à la pensée, le philosophe ne disait rien sur le Je : il le postulait deux fois. Dans la formule : « Je pense, donc je suis », le Moi s'identifie à une chose pensante, mais comment surgit cette pensée et comment se constitue le « Je » qui inaugure ma présence au monde, Descartes n'en dit rien.

Il y a, dans l'éternel questionnement philosophique sur les origines de l'homme, une explication insoluble autrement que par le principe magique de la génération spontanée. Aristote l'appelle le Premier moteur immobile ; les judéo-chrétiens évoquent un Dieu créateur. Mais ces postulats sont absurdes. En science, on sait que rien ne se perd, rien ne se crée. Par contre, l'idée de la conscience qui produit la réalité à force de boucler sur elle-même suite à la persistance de la perception, c'est logique. Moi = Moi, ( A = A ), c'est logique, irréfutable et factuel. En fait, le monde se crée à chaque instant où la conscience se renouvelle. Inutile de chercher des origines temporelles lointaines puisque le temps n'existe pas ; on ne perçoit que ses effets. Le temps surgit lorsque le coeur bat, et il s'arrête lorsque l'horloge cardiaque a produit le dernier tic-tac. C'est tout ce que le Moi est, et ça suffit pour expliquer l'origine du monde.

Le concept de Moi formulé par Fichte annonce ni plus ni moins la révolution copernicienne de l'ontologie. On plaçait jadis l'origine du monde à l'extérieur de l'individu ; notre philosophe montre que le Moi est le tout premier fondement de l'existence. C'est la perception de mon corps, la perception du Moi qui boucle sur lui-même, qui crée le monde. Et le monde lui-même n'est que la représentation intérieure qui subsiste dans l'individu, et nulle part ailleurs. Le monde existe parce que le Moi existe. Hors du Moi qui perçoit le monde, rien n'existe. Lorsque le Moi meurt, il retourne au néant d'où il vient.

Cette conception du monde change tout : elle rapporte tout au Moi fondamental et nécessaire. Par exemple, on veut bien que Dieu existe, mais pour que cette croyance prenne forme, il faut d'abord l'existence d'un Moi. « L'existence précède l'essence », disait Sartre. En ce sens, le Moi est primordial ; Dieu arrive ensuite. Bref, c'est le Moi qui crée Dieu ou non, par la foi ou l'incrédulité, mais le Moi, quoi qu'il fasse est toujours convaincu de l'évidence de sa propre existence.

Qu'est-ce que le « Moi » de Fichte ?

Le propre d'une question philosophique, c'est qu'elle est invincible. C'est-à-dire qu'aussitôt qu'on a répondu, elle surgit à nouveau, intacte. Il convient donc de terminer le périple avec notre philosophe en posant à nouveaux frais la première question qui nous est venue à l'esprit en l'abordant.

— Qu'est-ce que le « Moi » de Fichte ?

— C'est la chose à laquelle on réfère chaque fois que l'on dit « moi ».

— Mais quand je dis « moi », je ne désigne pas une chose ; je ne suis pas une chose. Suis-je une chose ?

— Justement, quand Fichte parle du « Moi », il essaie de montrer ce que c'est, comme un philosophe qui réfléchit sur quelque chose. On peut réfléchir sur soi en tant que sujet, et l'on peut réfléchir sur une chose extérieure à nous-mêmes en tant qu'objet.

— Mais quand je réfléchis, c'est toujours sur quelque chose ; la chose qui réfléchit se positionne toujours comme absolue, même sur elle-même. C'est pourquoi elle est sujet et rien d'autre.

— Oui, mais aussitôt qu'elle s'objective, elle pense comme si elle était autre chose qu'elle-même. Voyez-vous le paradoxe ?

— Suis-je sujet ou objet ?

— Évidemment, je suis un sujet, rien qu'un sujet pour les autres, et encore plus pour moi-même. Pourtant, le « moi » est les deux à la fois ; c'est pourquoi il est difficile de le définir.

Je suis « sujet » en tant que c'est « moi » qui pense, qui parle, qui juge et agis ; « objet » en tant qu'entité dont on parle comme s'il s'agissait d'autre chose, d'une chose extérieure, une chose sur laquelle on réfléchit objectivement. Le « Moi » sur lequel réfléchit Fichte est un objet en tant qu'il essaie de le penser de l'extérieur, mais c'est lui-même — son propre « Moi » — qui pense en même temps qu'il se prend pour l'objet de sa propre réflexion. Cette boucle réflexive engendre ce que l'on appelle la conscience.

— Réfléchir sur soi en tant qu'objet est logiquement impossible, c'est une illusion. Ce serait une boucle autoréférente, un ouroboros. Mais alors, comment peut-on réfléchir sur soi-même ?

— Voilà toute la question de la philosophie ! Quand le philosophe pose l'injonction : Connais-toi toi-même !, il nous commande de nous attaquer à quelque chose de pratiquement impossible ; il demande, pour ainsi dire, de nous dédoubler ; il nous impose une tâche héroïque. Rien n'est plus difficile que la conscience de soi ; c'est le travail de chaque instant. Personne n'est capable d'un tel exploit. La plupart de nos pensées et actions sont des automatismes, des rituels intégrés progressivement suite à nos expériences.

— Le sujet est absolu. Il ne peut jamais devenir une chose pour lui-même à l'instant même où il réfléchit.

— Pourtant, avec un décalage temporel — même léger —, on peut toujours réfléchir sur ses propres actions passées ou à venir. Je peux juger de tout sauf de moi qui juge à cet instant. C'est le fondement de la philosophie de Descartes ; c'est le cogito: « Je pense, donc je suis. »

— Mais ce cogito ne dit rien d'autre que « le Moi pensant existe », il ne juge de rien, c'est l'ouroboros fondateur qui se génère lui-même sans dire encore ce qu'il génère ; c'est l'être absolu, c'est une forme sans contenu, c'est un artefact théorique. Il reste à lui donner de la consistance, du contenu.

— Le Moi de Fichte, c'est le double « je » du cogito. Ce Moi, nous le sommes absolument à tout instant. C'est le « moi » prononcé à tout moment lorsque l'on dit « je » ou « moi ». Ce Moi est la chose la plus naturelle qui soit, consciente de ses perceptions ; c'est la chose sur laquelle il est impossible de réfléchir ; c'est le sujet que Fichte s'autorise à transformer en objet pour essayer de poser le fondement le plus fondamental de l'existence : l'insaisissable Moi.

En fin de compte, le Moi de Fichte, c'est tout simplement moi. Mais c'est un moi conscient qui s'envisage comme une liberté en action.

[1] Fichte, Doctrine de la science 1794-1797 - Oeuvres choisies de philosophie première, Vrin © 1999, p. 123-130.

[2] - [3] Ibid., p. 18.

Philo5
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