Cogitations 

 

François Brooks

2024-03-23

Essais personnels

 

Kant, pour se muscler la raison

SOMMAIRE

Bienvenue au Fight Club du jugement

Comment affirmer avant l'expérience ?

Qui a peur de la logique ?

Au commencement était la logique

Origine de la connaissance

La raison pure

Penser par soi-même

Révolution copernicienne de la pensée

Implications de la révolution copernicienne de la pensée

Fausses preuves de l'existence de Dieu

Cause finale

Cause finale contemporaine

Impératif catégorique : accomplis ton devoir moral

Théologie morale

Conclusion

Bienvenue au Fight Club du jugement

Lorsque tu imagines, tu crois être dans le spectacle alors que le spectacle te regarde et te vérifie.

Léo Ferré, Ludwig, 1982.

Ouvrir un livre de Kant, c'est comme la première visite d'un centre d'entraînement bien équipé. On sent que l'on ne sera pas à la hauteur. Certes, nous avons déjà vu des bancs, des poids et des poulies, mais jamais organisés de telle sorte que les machines n'aient aucune utilité apparente. Toute l'énergie dépensée ne sert qu'à soumettre le corps à des exercices pénibles dans le but éventuel d'augmenter la forme.

Qui veut se fatiguer pour un résultat vague et lointain ? Pourquoi se soumettre à la torture alors que des machines surpuissantes nous épargnent le moindre effort ? Pourquoi se muscler l'esprit alors que l'IA peut désormais pondre une dissertation bien ficelée au bout de quelques clics ? Par dignité, tout simplement. Lorsque Kasparov gagne la partie d'échecs, il a risqué son honneur ; il a engagé sa vie. Si Deep Blue la gagne, il n'a rien risqué du tout ; il n'a d'ailleurs rien ressenti.

Tout humain mérite aujourd'hui le droit à l'égalité de considération et au respect. On reste poli, même envers le plus débile. Mais intérieurement, la compétition subsiste. L'émulation stimule. On aime se sentir « spécial », puissant, digne ; et Kant procure l'occasion rêvée du Fight Club. Dès l'initiation, il lance à la figure la question qui plaque au sol : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ». Le cauchemar des élèves de terminale. Et il y a pire ! Ses écrits sont remplis de longues phrases alambiquées au jargon imperméable qui porte à l'ego d'humiliantes ecchymoses.

Ne vous sauvez pas trop vite ! L'honneur se gagne au prix de quelques efforts. Comment se connaître sans la confrontation ? On accède au titre d'adulte pour des raisons bien plus importantes que l'alcool et les films 3x. Pourquoi se gaver béatement alors que nous pourrions être libres ? Oui, parce que notre philosophe caresse un objectif particulièrement élevé pour l'humanité : nous émanciper de la soumission infantile et passer à l'âge adulte au moyen de la raison.

Cette fois-ci, ce n'est pas le saut en benji philosophique que je propose, mais une véritable transformation ontologique. Êtes-vous prêts pour la maturité ?

Comment affirmer avant l'expérience ?

Après douze ans d'études, l'épreuve de philo présente une question déconcertante où les mots sont pourtant familiers. « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » Frustration. On se sent nul. Courage, que diable ! La maîtrise est à l'horizon. Au travail ! Commençons par définir les mots simplement ; usons de synonymes :

jugement = raisonnement, affirmation ;

synthétique = fabriqué, assemblé (vêtements synthétiques = vêtements fabriqués à partir de l'assemblage de fibres dérivées de la pétrochimie) ;

a priori = avant l'expérience.

Reformulons :

Comment peut-on fabriquer des affirmations avant toute expérience ?

— Ah ! n'est-ce pas plus clair ?

— Oui, mais ça ne tient pas debout.

— Pourquoi ?

— La connaissance vient avec l'expérience. On naît ignorant. Toutes les connaissances viennent de l'expérience sensible.

— Vous avez parfaitement raison, mais une question obsède Kant. Il se demande où est l'origine de la connaissance dans l'individu. Il doit bien y avoir dans l'humain quelque chose d'inné qui permet de tirer le fil qui déroule la bobine de la raison.

Comment a priori savons-nous ce que l'on sait ? Comment connaître avant de connaître ? Bref, quelle est, dans l'humain, l'origine de la science ?

— Ça va mieux maintenant ? Prenez un verre d'eau et revoyons la formulation initiale. « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? »
Une brume subsiste. Qu'est-ce qu'un jugement synthétique ?

Notre philosophe oppose jugement synthétique à jugement analytique. Par exemple, si je dis : le mur est blanc, je pose un jugement synthétique. Le blanc ajoute quelque chose au mur — quelque chose qui n'est pas déjà contenu dans le mur, lequel pourrait être d'une autre couleur. On dit alors que le prédicat (blanc) ajoute quelque chose au sujet (mur).

Mais si je dis : le mur est opaque, je pose un jugement analytique en ce sens que l'opacité est le propre d'un mur ; elle est contenue dans celui-ci. Ce jugement n'ajoute rien au mur ; il attire l'attention sur une propriété intrinsèque de celui-ci.

Reformulons notre fameuse question : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » ; autrement dit : Comment est-il possible de formuler des jugements qui ajoutent quelque chose à ce que l'on connaît avant de connaître quoi que ce soit ? Voyez-vous l'ouroboros ? En fait, Kant pose de façon obscure la fameuse question : Qui, de l'oeuf ou de la poule, s'est constitué en premier ? On se rappelle qu'Aristote avait résolu le dilemme en postulant le concept du Premier moteur immobile : le fameux démiurge.

Qui a peur de la logique ?

Le philosophe a pogné le fixe sur l'idée d'« a priori ». Il postule que la pensée pure est une nécessité a priori. Qu'est-ce que ça mange en hiver ? En fait, ce n'est pas tout à fait dénué de sens. Les mathématiques et la logique sont des formes pures de la pensée. Le point, la droite, le vrai et le faux sont des formes pures de l'entendement ; elles se prêtent à toutes les situations possibles sans rien contenir en soi. Dans la nature, il n'existe rien de tel. La pensée a priori — la pensée pure — dématérialisée, c'est la logique. Aristote l'appelait « forme ». Autrement dit, les formes sont des contenants vides en opposition à la matière concrète. Évidemment, l'un ne va pas sans l'autre, mais Kant était professeur de logique, pas de réalité, et encore moins de l'émotion.

Au commencement était la logique

L'humain est obsédé par les origines. D'aussi loin que l'on creuse, on trouve toujours une antériorité dans le déroulement infini des causes. Tout est question d'origine ; et le métaphysicien ancre la connaissance dans les abstractions parce qu'il sait que s'il arrive à élaborer un plan — rationnel, intelligent, logique — il possède le pouvoir d'installer dans la matière ce que sa volonté aura prévu. S'il connaît, pour ainsi dire, l'avenir, il le prédit ; il devient le démiurge.

Sartre affirme que l'existence précède l'essence, mais Kant pense le contraire. Au bout du compte, il s'agit tout simplement de liberté et de destinée. Sommes-nous libres ou bien naissons-nous dans une série causale sur laquelle nous n'avons aucun pouvoir ?

Origine de la connaissance

Revenons sur terre. Quelle est l'origine de la connaissance ? À la naissance, le bébé entre dans un monde fabuleux. Tout ce qu'il voit pour la première fois est fascinant ; il ne sait pas comment toutes ces merveilles sont apparues. On observe parfois le nourrisson hagard. Il ne souffre pas de strabisme. Non, non ! le chérubin expérimente une réalité étonnante. Il constate soudain l'apparition stupéfiante de quelque chose qui surgit confusément dans le paysage alors qu'il n'a pas encore la maîtrise de la profondeur de champ. Ainsi naît l'existence visuelle tridimensionnelle ; il est fasciné. Ce que nous maîtrisons par l'habitude, est pour lui hallucinant.

La naissance est un phénomène miraculeux : tantôt, il n'y a rien, et soudainement, on constate quelque chose d'inusité. De loin en loin, on reconstitue l'histoire du monde en figurant une suite de causes et de conséquences, mais nous n'arrivons jamais à trouver l'origine ultime, la cause première. Les métaphysiciens ont résolu d'inventer le concept de démiurge. Ça n'explique rien, mais ça tranquillise la boîte à poux. Insatisfait, Kant a résolu de creuser la question jusqu'à l'os. Il postule la raison pure.

La raison pure

Mais pourquoi se casser la tête ? Pourquoi toutes ces questions qui ne mènent à rien ? Eh bien ! pour la même raison que vous allez régulièrement au gym : pour se muscler l'esprit. Et pourquoi le faire avec Emmanuel Kant ? Pourquoi pas un autre plus sympathique ? C'est qu'il est un coach plus efficace justement parce qu'il n'est pas sympathique ; il est raisonnable. Il s'affranchit des sentiments pour étudier la raison pure.

— Ah, oui ! La RAISON PURE ! Encore un autre concept obscur qui fait reculer dès le titre de son oeuvre majeure.

— Ne partez pas si vite ! Maintenant que vous avez compris la fameuse question, tirons un peu le fil.

La raison pure c'est tout simplement le mécanisme musculaire cérébral (raison) qui tourne à vide (pure). Imaginez un moteur de voiture qui tourne au ralenti, pour rien. Il fonctionne sans fonction ; la voiture ne roule pas. Lorsque notre philosophe écrit la Critique de la raison pure, il entreprend d'analyser les fonctions fondamentales de la raison en soi ; c'est-à-dire, la raison raisonnant à vide, comme le mécanicien observe le moteur. Le simple fait de raisonner — non pas d'émotionner — est intéressant en soi comme l'on s'intéresse à la mécanique automobile. En l'occurrence, notre métaphysicien fournit une armoire commode où l'on va ranger les concepts et idées : les formes qu'ils prennent et les catégories générales.

Boussole indispensable pour s'y retrouver dans le dédale des raisonnements abstrus qui fusent de toute part : voilà la pensée pure. Ce n'est pas plus compliqué que ça.

Il y a longtemps que les journalistes se sont détournés de la pensée. Ils demandent toujours : Quel est votre sentiment ? On n'entend que des opinions ; jamais des raisonnements. Ça peut sembler bizarre aujourd'hui, que l'on s'intéresse à la raison pure, alors que le bain médiatique nous trempe dans l'émotionnel jusqu'au coup ; on n'a pas l'habitude. Les raisonneurs populaires ne font que frimer leur immense fringale pour l'attention des foules. On ne sait plus ce qu'est la raison ; on la confond avec l'assentiment.

On fait de la raison un spectacle alors que la performance ne montre rien de rationnel : on agite sans cesse l'émotion des masses. Pour Kant, la pensée pure c'est autre chose : c'est l'outil essentiel de la liberté. Non pas la licence, comme depuis mai 1968, d'enfants gavés toujours insatisfaits, mais l'accession à l'âge adulte, à la maturité. C'est ce qu'il entend par les Lumières : raisonner par soi-même, penser par soi-même.

Penser par soi-même

On n'imagine pas l'importance des bouleversements annoncés par la petite phrase : Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, mais tel que nous sommes. Notre métaphysicien la formule ainsi : « Nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y avons mis nous-mêmes. »[1]. Marcel Proust l'a reformulé ainsi : « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n'eut peut-être pas vu en soi même. » (Le temps retrouvé, 1927.)

Kant précise ailleurs dans son style alambiqué : « Il s'agit maintenant de savoir s'il ne faut pas admettre aussi des concepts a priori comme conditions qui seules permettent non d'intuitionner, mais de penser quelque chose comme objet en général, car alors toute connaissance empirique des objets est nécessairement conforme à ces concepts, puisque sans leur supposition rien n'est possible comme objet de l'expérience. »[2] Autrement dit, si nous n'avions pas en nous, dès le départ, quelque chose à projeter sur le monde — la raison, de forme humaine, la logique —, il nous serait impossible de le comprendre. D'où ce qu'il appelle les formes a priori de l'entendement. Bref, nous voyons le monde tel que nous sommes, c'est-à-dire que le monde est l'auberge espagnole de l'entendement, ou si l'on veut, la raison crée littéralement le monde.

Kant annonce ainsi la fin d'une ère qui s'écroule pour la remplacer par une conception colossale de l'existence. On sort d'un monde où chaque chose est à sa place pour entrer dans une époque où chacun aura la tâche de le créer librement. Non pas la liberté comme l'occasion de se libérer des chaînes — encore que ce soit une perspective valide —, mais surtout un monde où l'individu devient maître de soi, de son propre univers.

Le monde qui était jadis uni, « catholique » (qui veut dire universel), explose littéralement en autant d'individus qui le composent. Kant atomise le monde. [3] En atomisant la raison dans ses formes élémentaires, la logique est devenue un puissant outil. Par exemple, l'atomisation de l'image en pixels a permis le développement des écrans d'ordinateur. L'atomisation de l'information en langage binaire a permis la transmission en temps réel d'un bout à l'autre de la planète.

La liberté de créer son propre monde constitue une tâche colossale : il faut le penser ; le penser par soi-même. C'est une exigence ontologique si considérable et si épuisante que l'on ne cesse de fabriquer des machines qui pensent à notre place.

Penser, c'est fatigant ; c'est une activité intellectuelle aussi exigeante que l'exercice physique. Naturellement, on préfère émotionner. On va même jusqu'à postuler que la pensée n'est qu'une émotion déguisée, mais notre philosophe n'a cessé de montrer l'importance de la pensée pure. S'il y a un lien entre la pensée et l'émotion, il y a certainement quelque chose qui se conçoit comme de la pensée, de l'intellection, de l'entendement. Rousseau émotionnalise, Hume matérialise, mais Kant intellectualise.

La liberté s'acquiert en devenant le démiurge de son propre monde, mais les contingences (aléas) ne cessent de résister à notre volonté créatrice. D'où l'importance d'entrer dans le Fight Club de Kant. Les pleurnichages émotionnels montrent la faiblesse ; la raison rappelle à l'ordre ; l'ordre, c'est la puissance. Il n'y a pas de vie héroïque sans combat. Le philosophe est le samouraï de la pensée ; il propose la voie de la liberté, une liberté non pas revendiquée, mais conquise par la force de la raison pure.

Révolution copernicienne de la pensée

Le monde est rempli d'objets. Le sujet (l'individu) perçoit les objets. Il les voit bouger et se transformer. Le sujet pensant se perçoit lui-même comme un être stable dont la perception est toujours la même. Il estime que cette stabilité garantit sa juste vision du monde. Mais est-ce que ce sont les objets qui bougent ou est-ce la perspective du sujet qui change ?

Lorsque je vois un arbre, j'estime sa hauteur. L'instant d'après, je m'éloigne ; je vois que l'arbre est plus petit. C'est pourtant le même arbre. Et de même pour tous les objets : j'ai la sensation que tout bouge et se transforme dans le monde qui m'entoure. Comment penser le monde dans ce tourbillon de changements perpétuels ? Déjà, Zénon d'Élée avait réfléchi dans l'Antiquité à l'importance de penser le mouvement. Il avait montré que du point de vue de l'esprit, les objets sont pourtant fixes ; il n'y a que moi qui suis vivant et qui bouge. Comme j'estime que ma pensée est quelque chose de stable, je pense que le monde bouge alors que c'est ma perspective qui change et transforme le monde.

Traditionnellement, on pensait que la Terre était fixe et que les astres tourbillonnaient dans le ciel. Copernic a montré que le monde s'expliquait plus simplement si l'on conçoit la Terre qui bouge et les astres fixes. Avant Kant, on pensait que l'être de raison (l'individu) est quelque chose de stable, et que les objets changent, bougent, se transforment. Notre philosophe a montré que le monde est plus facile à comprendre et à maîtriser si l'on accepte le fait que c'est l'individu qui change, qui vit et se transforme dans un monde d'objets stables. D'où sa fameuse formule : « Nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y avons mis nous-mêmes. » Or donc, nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, mais tel que nous sommes.

Ceci comporte une implication ontologique majeure. Le fondement de la pensée — que nous croyons stable — n'est qu'une aperception subjective du monde que nous ne cessons de créer à notre image alors que le monde, en soi (a priori), est fixe, mesurable. L'individu crée le monde en le pensant comme lui-même. Ainsi naît le tout nouveau concept de la liberté de l'individu, en tant que démiurge. Sois libre de créer le monde tel que ta volonté le désire en le pensant par toi-même.

Implications de la révolution copernicienne de la pensée [4]

Avant Kant
CONSERVER
Le monde est tel qu'il est.

Après Kant
INNOVER
Le monde est tel que je suis

Le monde est régi par l'ordre cosmique où l'univers est parfait, fini et achevé. Il s'agit de le conserver.

L'Univers est infini (Bruno) et chaotique. Il s'agit de le créer et de l'ordonner. Tout est possible. Chacun peut l'étendre à volonté par la raison.

L'espace et le temps sont constitués de lieux et d'époques définis par les récits mythiques.

L'espace est divisé en régions : le ciel, l'éther, la terre, la mer, etc.

Le temps est celui de la nature, des jours solaires, des cycles lunaires et saisonniers.

Chaque domaine a son dieu : Champs Élysées, paradis, purgatoire, enfer, terre, océan, etc.

Dieu enseigne par la religion tout ce qu'il faut savoir.

L'espace et le temps sont des domaines infinis qu'il faut diviser jusque dans les moindres parties.

On doit situer les choses selon les coordonnées cartésiennes (Descartes).

Les saisons se divisent en heures, minutes, secondes, etc.

L'histoire est un récit où l'on situe exactement les évènements en dates et territoires.

La science est le nouveau Dieu.

Les dieux règnent dans le cosmos (Socrate). Dieu trône dans le Royaume des cieux (Ieschoua).

Dieu est immanent (Spinoza), il est dans le monde ; il est la force, l'énergie qui se manifeste dans la moindre parcelle (Einstein).

Le soleil rythme le quotidien. La nuit, on s'éclaire à la chandelle.

Le gaz et l'électricité prolongent le soleil 24 heures par jour. L'homme décide de l'usage du temps à sa guise.

Il y a plusieurs mondes dans lesquels chacun doit tenir sa place. On est agriculteur, artisan, avocat, médecin, chevalier, noble, etc., de père en fils.

Il n'y a qu'un seul monde où l'on est libre d'occuper le rang souhaité selon ses aptitudes. Chacun peut gravir les échelons de la société.

Il faut se conformer à l'ordre prédéterminé. Je suis le serviteur des lois qui me protègent.

Les lois sont au service des hommes. Elles doivent contribuer au bonheur du plus grand nombre. (Helvétius)

Je dois m'adapter à mon rôle social. Mariage de raison selon la fortune.

Je dois créer mon rôle social. Mariage d'amour selon les sentiments.

Le héros est celui qui a la force de maintenir l'ordre traditionnel.

Le héros est celui qui innove ; il transgresse l'ordre naturel ; c'est l'inventeur génial.

Le Beau
L'art est le microcosme de l'univers parfait. On doit reproduire la nature le plus fidèlement possible. La statue est belle parce qu'elle reproduit les proportions idéales du corps humain. Le beau est objectivement beau ; les canons esthétiques permettent de le vérifier.

L'Authentique
L'art est le fruit de l'expression émotionnelle. Le beau est le produit de la fidélité à l'émotion artistique ; c'est ce qui émeut ; ce qui est authentique, humain. La statue est belle parce qu'elle touche le coeur. Le seul critère esthétique est l'émotion pure. Le beau est essentiellement subjectif.

Le travail de l'artiste assure la pérennité de l'ordre existant ; ordre focalisé sur la fidélité aux normes. Le droit d'auteur n'existe pas ; au contraire, on punit l'artiste qui ose innover.

Le beau est ce qui imite parfaitement la nature, considérée comme le modèle le plus parfait. Il suffit de la conserver, la contempler et en reproduire l'harmonie.

L'art est un travail de création. Il doit être original. La copie est interdite. Les droits d'auteur sanctionnent les plagiaires. L'imitation est la preuve du manque de talent artistique.

Les goûts sont indiscutables. Chacun porte en soi les critères de la beauté nourrie par le courant émotionnel. L'harmonie n'est plus le critère de beauté ; seule l'authenticité émotionnelle compte.

Le but ultime est la conformité. Celle-ci procure le sentiment d'unité. On est porté par le sentiment d'appartenir à plus grand que soi : on appartient à la divinité collective.

Le bonheur individuel est le but ultime. La distinction garantit la valeur de l'unique. Chacun ressent la divinité : invincible justification de l'authenticité émotionnelle.

Bref, le monde est régi par l'ordre divin : un ordre éternel stable qui est destiné à se reproduire indéfiniment, et qui assure la pérennité de l'homme et de l'univers. Dieu est la loi : juste et autoritaire.

Bref, le monde est régi par l'humain dont le propre est la liberté. L'homme fait la loi pour son bonheur. La justice, c'est l'égalité devant la loi qui doit garantir le respect des individualités.

Au final, l'homme naît pour gagner le paradis à la fin de ses jours.

Au final, l'homme naît pour jouir au maximum de la vie.

Fausses preuves de l'existence de Dieu

Pour satisfaire la raison, la tradition a formulé les preuves de l'existence de Dieu (voir Anselme de Canterbury, Thomas d'Aquin, Nicolas de Cues, Descartes, Leibniz). Mais toutes ces preuves relèvent de l'ouroboros ; ce sont des raisonnements circulaires sans fondement rationnel valide. On affirme que Dieu existe nécessairement parce qu'il est contenu dans une boucle existentielle résultant d'un postulat a priori. Bref, Dieu existe parce qu'on le postule avant tout rapport d'évidence empirique. Et comme on l'a convoqué pour expliquer une foule de choses mystérieuses, il ne peut pas ne pas exister, sinon notre compréhension du monde s'effondrerait ; tout perdrait son sens. Donc, Dieu existe.

Autrement dit, à force d'associer ce que l'on ne comprend pas à Dieu, on s'est accommodé d'une explication apparemment rationnelle, mais, ce faisant, on n'a aucunement satisfait aux exigences minimales de la raison. À force d'en parler (de le prier), il a pris consistance, et il est si intimement tissé dans la trame de nos raisonnements, qu'il est impossible d'en nier l'existence sans que la pensée rationnelle s'effondre. En fait, on a simplement postulé son existence, et c'est sur ce fondement que l'on a construit tous les raisonnements rationnels qui expliquent le monde, y compris le fondement même de la raison.

Pour tout dire, postuler l'existence de Dieu, c'est poser le mensonge fondateur. Ce n'est pas tant un mensonge qu'un acte de foi. C'est un mensonge en ce sens qu'il est impossible d'en établir la réalité effective et concrète dans le monde empirique. Aucune évidence fiable ne témoigne de l'existence de Dieu, mais on peut toujours lui attribuer tout ce que l'on veut. Kant montre que l'on ne peut pas expérimenter Dieu autrement que par la foi. Et la foi n'est pas la raison. La raison empirique se fonde sur des jugements a posteriori, logiques, alors que la foi est un postulat a priori. Bref, le concept de Dieu est une tentative élégante de résoudre le dilemme de l'oeuf et de la poule : on postule que Dieu créa d'abord la poule.

Le Miracle de la foi !

Une fois le triangle postulé (imaginé), trois angles et toutes les propriétés géométriques associées existent nécessairement. De manière analogue, Dieu existe parce que je le postule. On associe ensuite au démiurge une infinité d'attributs qui sont autant de qualités nécessaires à l'existence humaine. On le croit alors nécessaire. Ainsi donc, l'admission d'une seule vérité qui échappe à la raison (un dogme), lui confère sa réalité puisqu'elle explique tout, notamment l'interminable cascade d'évènements qui mènent jusqu'à nous. On exécute ensuite le rituel de la prière qui réaffirme continuellement son existence. Voilà le miracle de la foi !

La preuve qu'une chose existe, c'est qu'elle est dotée d'attributs sensibles (force, grandeur, beauté, laideur, intelligence, etc.). Ôtez tous les attributs, et la chose disparaît dans le néant. Ainsi donc, en affirmant que Dieu a tous les attributs (infiniment bon, infiniment puissant, présent partout, sans fin ni commencement), aussi bien dire qu'il n'en a aucun, et qu'il n'existe pas. Logiquement, Dieu est aussi bien existant que néant. La raison est donc impuissante à rendre un jugement logique sur l'existence de Dieu. Les raisonnements attribuant l'infinité à Dieu s'effondrent lamentablement devant la logique, mais l'utilité de Dieu persiste humainement en tant que nécessité pour la concorde.

Cause finale

Emmanuel Kant entend le terme « cause » non pas dans le sens d'origine et conséquence (cause/effet), mais dans le sens de « cause finale » chez Aristote. C'est le sens téléologique, c'est-à-dire l'objectif en tant que fin recherchée, but, raison d'être, motivation, en vue d'un résultat final. Autrement dit, la cause est la raison d'être ou le but recherché qui motive toute action. Par exemple, si je travaille, la cause en est le salaire. Le travail ne cause pas le salaire puisque le salaire projeté était d'abord dans mon intention avant même de me mettre au travail.

Notre philosophe postule que l'homme est la raison d'être de la Création : « sans les hommes, toute la création serait déserte, inutile et sans but final » [5]. Cet audacieux postulat a besoin d'un ancrage solide. Il le justifie par la nécessité de la probité morale de l'homme qu'il ancre dans la nécessité théologique. Notre philosophe postule donc l'existence de Dieu en tant que référence de moralité ultime et nécessaire à l'homme. Aucune autre preuve de son existence n'est requise ; c'est une raison suffisante.

Autrement dit, il inclut l'homme dans un système où l'existence de Dieu est nécessaire à la moralité ; celle-ci constitue sa raison d'être. Sans quoi, l'homme ne serait qu'un animal comme les autres, c'est-à-dire une sorte de mécanique qui répond instinctivement à ses besoins vitaux sans autre finalité. Ainsi donc, notre métaphysicien engendre en quelque sorte une boucle analogue à celle de l'oeuf et de la poule en incluant l'homme, Dieu et la morale dans un système causal circulaire.

Sans cause finale, la vie n'a pas de raison d'être vécue. Il faut une raison d'être, et c'est justement ce qu'est la cause finale : ce que l'on appelle familièrement un but dans la vie dont le terminus — l'alpha et l'oméga — converge dans la divinité.

Cause finale contemporaine

Aujourd'hui, nous entretenons, chacun pour soi, des buts assez modestes. On s'acharne à poursuivre ce qui procure la satisfaction immédiate. La plus élémentaire est la masturbation ou le visionnement sans fin des micro-vidéos qui entretiennent le délicieux bien-être provoqué par la sécrétion de l'hormone du plaisir. L'activité la plus répandue consiste à scroller indéfiniment sur une petite plaquette lumineuse sans déranger personne. Certains pensent d'ailleurs que TikTok est un instrument de conquête créé par la Chine pour abrutir l'Occident.

D'autres consomment des productions spectaculaires plus travaillées, comme le cinéma ou le concert. D'autres encore sont plus actifs ; ils pratiquent l'une ou l'autre forme de l'art : peinture, musique, écriture, sport, magasinage, collection, etc. Dans cette société, où les robots ont libéré le temps de travail, chacun comble le besoin de cause finale comme il l'entend, choisissant parmi la myriade des divertissements et violons d'Ingres à la disposition du citoyen contemporain.

Jadis, la survie nécessitait beaucoup de travail. La cause finale consistait seulement à survivre. Suppléer aux besoins fondamentaux occupait un temps considérable. Mais comme il n'y avait pas encore l'Internet — trou noir qui aspire massivement l'attention du public —, on utilisait l'Ami imaginaire qui produisait, en soi, la cause finale sans cesse renouvelée par la prière. On focalisait sur l'éventualité d'un paradis post mortem, comme l'on travaille maintenant à gagner la rente de retraite. L'intensité de la piété garantissait la place au paradis.

La vie avait alors beaucoup de sens. Le Dieu, ainsi que l'appareillage religieux qui l'accompagnait, fournissait le prêt-à-porter de la cause finale à des nations entières. Aujourd'hui, ce n'est pas tant que Dieu soit mort, mais il s'est multiplié à l'infini, et il porte le nom de toute occupation qui réjouit les heures.

Impératif catégorique : accomplis ton devoir moral

Pour Kant, la cause finale c'est la morale. Si aucun principe moral n'était observé, si chacun se vautrait dans la licence absolue, la vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue. D'où l'importance du concept d'eschatologie (fin finale). Pour faire court, on dit que Dieu est la référence morale absolue, l'alpha et l'oméga. Ainsi, pour que la moralité porte en soi, à la fois, la justification (l'origine) ultime et la fin finale notre philosophe la pose en tant qu'impératif catégorique. Et c'est parce que j'aurai un comportement moral que ma vie vaudra la peine d'être vécue, c'est-à-dire qu'elle sera justifiée dans sa cause finale. On observe ici, comme pour tout principe fondateur, la figure de l'ouroboros, ce que j'appelle le mensonge fondateur. Je dis « mensonge », parce que l'idée se présente comme une vérité raisonnée alors qu'elle repose sur un fondement arbitraire : intéressant, certes, mais insuffisant pour en justifier le fondement par la raison causale, toujours impuissante à expliquer les phénomènes circulaires.

Un exemple :
      Le président Poutine disait en 2022, pour justifier son opération spéciale en Ukraine, qu'il arrivait à une confrontation incontournable avec l'idéologie occidentale. Il concluait ainsi : « C'est une Russie dans laquelle je ne veux pas vivre. »
      La révolution occidentale (États-Unienne) s'est répandue massivement sur la planète. Elle a transformé l'urbanisme, la consommation et les habitudes de vie de tous les pays qui l'ont adoptée en tant que progrès. La technologie a mis fin aux famines. Elle a augmenté l'espérance de vie comme jamais dans l'histoire. Les communications mondiales instantanées ont porté l'instruction et l'information partout, unifiant ainsi le monde. Mais l'idéologie pousse maintenant le bouchon de la liberté jusqu'à la confusion des genres, la destruction de la famille et des valeurs traditionnelles de prospérité. L'effondrement démographique annonce une décroissance douloureuse. Ceci dépasse ce que le président peut endurer de telle sorte qu'il en perdrait le goût de vivre ; la cause finale occidentale n'a plus de sens pour lui.
      On regarde la guerre comme une conquête territoriale alors qu'elle se situe avant tout sur le plan moral.

Théologie morale [6]

La preuve ontologique de Kant se fonde sur la nécessité de l'existence morale de Dieu. Ceci ouvre le champ de l'héroïsme pour l'humanité. Le but final de la Création c'est l'homme en tant qu'être moral, dit-il ; sans quoi la vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue ; la Création entière serait vaine. Mais l'homme est méchant ; et l'être méchant qui arrive à se comporter avec bonne volonté a un comportement héroïque. Non pas bien se comporter pour obtenir une récompense ou éviter les châtiments, mais gratuitement, avec la dignité désintéressée qui ennoblit l'homme et justifie la Création.

Kant écrit : « l'Être suprême, nous ne regarderons pas seulement cet être comme l'intelligence législatrice de la nature, mais aussi comme le suprême législateur du monde moral. »[7] D'autres philosophes ont fait l'économie du concept « Dieu » en affirmant, comme Helvétius, que de bonnes lois faites par les hommes, pour le bonheur des hommes, suffisent. Mais notre philosophe attribue à Dieu l'empire du souverain bien avec l'existence des êtres raisonnables sous des lois morales. André Comte-Sponville engagera sa vie à montrer que la morale peut se passer du concept « Dieu », mais il n'en recycle pas moins tous les préceptes des Évangiles.

Conclusion

Jusqu'à Descartes, le « je » n'était que la parcelle d'un « nous » défini comme fonction sociale. On se définissait essentiellement par son rang, son titre (enfant de Dieu, sujet du roi, chevalier, père de famille, paysan, artisan, etc.). Hors du groupe d'appartenance, à lui seul, l'individu n'était rien. Descartes a posé la première pierre de l'individualité : le cogito affirme la naissance de l'individu en occident.

Emmanuel Kant établit par la suite que l'individualité n'est pas donnée ; elle doit acquérir la maturité. Pour se soustraire au « nous » qui pense à notre place, il faut gagner la dignité de la personne en pensant par soi-même. Penser n'est pas opinioner ; c'est un exercice qui caractérise la valeur morale de l'individu en tant que participant actif à sa propre existence raisonnée. Notre philosophe est le samouraï de la pensée ; le coach dont les esprits contemporains ont besoin pour développer de solides facultés cérébrales, et s'orienter dans la confusion générale des opinions émotionnelles.

[1] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure T1, Ladrange 1864, préface de la 2e éd. (trad. J. Tissot), p. 12-13.

[2] Ibid., PUF, coll. « Quadrige », 2012, 8e éd. (trad. Tremesaygues et Pacaud), § 14, p. 105.

[3] Luc Ferry, Kant : L'oeuvre philosophique expliquée, Frémeaux © 2008, CD 1 et 2.

[4] Ibid.

[5] Emmanuel Kant, Critique du jugement, T2, Ladrange 1846, p. 154 (trad. J. Barni).

[6] Ibid., p. 153-162.

[7] Ibid., p. 157.

Philo5
                Quelle source alimente votre esprit ?