2021-08-11 |
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Derrida |
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SOMMAIRE |
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Derrida, Documentaire « Derrida », 2002. Si l'on compare nos selfies — le vôtre et le mien —, nous constatons une multitude de différences. J'ai un grand nez, le vôtre est différent ; j'ai les yeux bleus, les vôtres sont bruns ; une incisive perce mon palais, vos dents sont plus régulières ; etc. La comparaison statique est facile : nos traits ne coïncident pas. Mais Derrida attire notre attention sur la temporalité des différences : là où elles diffèrent, en introduisant le concept de différance, avec un « a ». Votre égoportrait d'hier diffère de celui d'aujourd'hui. Pourtant vous voyez la même personne. De façon analogue, le pavillon principal du sanctuaire japonais Ise Jingu est détruit et reconstruit tous les 20 ans ; reste-t-il toujours le même ? Derrida constate qu'il en est de même si l'on compare l'écrit à la parole. Le texte est un selfie statique de la pensée alors que la parole est fluide, dynamique, toujours présente, anhistorique, jamais la même. Aussitôt dite, elle disparaît pour faire place au temps qui la transforme, l'interprète. Le texte écrit il y a cent ans est figé dans sa typographie. Si je le relis aujourd'hui, le sens des mots est transformé par le temps qui a imprimé une différance de contexte historique dans l'interprétation. Personne n'échappe à la contextualisation. Ici même, maintenant, je parle de différance, mais est-ce bien le même concept que Derrida a formulé ? La différance est « la production d'un système de différences ». Ce système de différences est ce qu'on appelle généralement le contexte. Le même mot dans des contextes différents revêt une tout autre signification. C'est pourquoi Derrida nous invite à déconstruire la vérité première qui paraît naturelle, et à la considérer sous l'éclairage de la réalité contextuelle. |
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« Vous êtes très connu aux États-Unis pour la déconstruction.
Pouvez-vous nous parler un peu de l'origine de cette
idée ? » [1] La première écoute de cette minute où Derrida essaie de contextualiser la question pour illustrer la réalité factuelle où elle lui est posée, est déstabilisante. On pense d'abord qu'il digresse, qu'il passe à côté de la question. A-t-on affaire encore à l'un de ces philosophes qui baratinent et s'amusent à épater la galerie d'un numéro de claquette langagier mystifiant ? Peut-être, mais cette minute d'interview a été sélectionnée comme déterminante. Postulons plutôt que Derrida s'abstient de tout narcissisme, et qu'il essaie de proposer un précieux trésor conceptuel — pourquoi pas ? Accordons-lui une deuxième chance ; réécoutons-le en focalisant sur cette question : pourquoi cette digression ? Dès la troisième écoute, il apparait clairement que, loin de se cacher derrière le paravent de mots, le philosophe fait exactement le contraire. Il souligne le caractère absolument artificiel de cette situation. Il décrit le contexte des conditions techniques auquel sa réponse est soumise : il fait face à la caméra et au microphone. Il ne sait pas qui va l'entendre, ni quand, ni dans quel contexte et quel cerveau ses paroles seront restituées. Il refuse d'emprunter la contenance naturelle dans laquelle les intervieweurs nous entraînent. Il précise d'ailleurs que la naturalité n'existe pas. Dans les rapports humains, rien n'est naturel, tout est construit. Fin renard, Derrida pressent déjà que l'auditeur estime qu'il digresse, mais il souligne que cette entrée en matière, cette dénonciation contextuelle, fait déjà partie du processus de déconstruction auquel la question s'intéresse, et que loin de diverger, il est en train d'y répondre. Après la quatrième écoute, la réflexion nous pousse à réaliser que la naturalité est une construction de toutes pièces. À la cinquième, on commence à apercevoir l'immense champ de réflexion que ce nouveau concept ouvre. Chaque situation constitue un assemblage de réalités qu'il importe de comprendre en tant qu'assemblage. La déconstruction est un exercice philosophique qui consiste à examiner chaque pièce du puzzle contextuel qui fabrique les vérités qui nous sont proposées. Derrida propose d'observer comment les rouages fonctionnent, comment ils sont juxtaposés, comment ils s'emboîtent pour produire le mécanisme magique, apparemment naturel, qui agit mystérieusement. En déconstruisant l'assemblage de nos termes, le philosophe s'intéresse à l'envers du décor, au fonctionnement conceptuel de nos vérités. |
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Derrida est le dernier avatar des philosophes structuralistes de ce que les États-Uniens ont nommé la French Theory. En fait, il s'agit tout simplement de la philosophie de la langue. La langue est la demeure de l'homme (Heidegger). L'homme est un animal symbolique. La langue véhicule tous les symboles qui font sens, les mots, les logos, tout ce qui est signe (Saussure), toute convention, tout ce qui relie les humains en tant qu'humains. Religion, politique, philosophie, science, art et technique, tout passe par le langage tout est langage. Les philosophes structuralistes se sont intéressés au tissu le plus fondamental de l'humanité : l'assemblage de champs de sens symboliques, c'est-à-dire la langue. Ils ont poussé l'analyse du langage jusqu'à percevoir que celle-ci est une immense structure qui conditionne l'humanité dans les moindres rapports. La soif immense de liberté de la France (étymologiquement, France veut dire libre) a poussé les philosophes structuralistes à penser qu'il serait possible d'échapper aux constructions linguistiques qui conditionnent nos rapports pour construire des rapports humains inédits. Les philosophes de la French Theory ont tout déconstruit. Ils ont examiné les rouages de tous nos rapports et essayé de bricoler de nouvelles manières de vivre ensemble. Ils ont déconstruit les rôles sociaux (Beauvoir) et les genres (Judith Butler) pour en inventer de nouveaux ; ils ont déconstruit l'art (Duchamp) pour le redonner à chacun ; ils ont même réinventé le philosophe (Deleuze) en l'extirpant du domaine exclusif de la sagesse pour en faire un créateur de concepts originaux. Le post-structuralisme proposé par Derrida invite l'humanité à investir le langage pour y puiser l'inspiration d'une liberté sans cesse renouvelée. Ce faisant les philosophes de la French Theory ont brisé les traditions. En redéfinissant l'humain comme un être de liberté, la France a engagé l'humanité dans un paradigme inquiétant. Elle a introduit une rupture radicale avec les traditions. Si jadis l'homme se projetait dans le passé pour se reconnaître en tant qu'humain dans les traditions ancestrales, l'humain nouveau, l'humain libre, se définit par un avenir où tout est possible. La tradition rassure, l'avenir est incertain. Je me demande parfois si la liberté n'est pas un cadeau empoisonné. C'est pourtant une dépendance dont je ne pourrais plus me passer. Curieux paradoxe ! |
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Extrait du DVD de
Kirby Dick et Amy Ziering Kofman (réalisateurs), Derrida (documentaire), © 2002,
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