Il n'y a pas un seul terme employé en linguistique auquel j'accorde un sens quelconque. F. de Saussure, Lettre à Meillet, 4 janvier 1894. À la fin de ce texte, vous aurez compris le fabuleux mécanisme de la création du monde. Prêt pour un vertige philosophique hallucinant ? Allons-y ! La philosophie de la langue est difficile à comprendre parce que nous n'avons rien d'autre que la langue pour en parler. En effet, c'est avec des mots que nous devons l'analyser. Un peu comme si nous devions tout faire en regardant le monde à travers un miroir déformant, nous ne disposons que de mots incertains pour essayer de comprendre l'usage de mots tout aussi incertains. Entreprise circulaire et autoréférente qui, à l'instar du paradoxe de l'oeuf et de la poule, oblige à postuler contre toute cohérence pour établir un raisonnement fondé sur la déraison initiale, c'est-à-dire, magique. |
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Trois concepts issus de la perception Pour nous aider, Saussure a défini trois concepts de base articulés dans un système nommé linguistique.
1.
Le Signifiant est un symbole représentant ce qui est dit.
2.
Le Signifié est le concept établissant ce que l'on pense sur l'ARBRE.
3.
Le Signe est l'action mentale qui consiste à
associer deux éléments qui n'ont rien de commun, mais dont la
constante association produit l'effet magique de l'idée conventionnelle.
À ces trois concepts, on doit ajouter un quatrième élément essentiel : |
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Langue publique et parole privée Le langage comporte deux volets : 1. public — la langue ; et 2. privé — la parole. La langue appartient au peuple qui la pratique, et elle fluctue selon les époques et les frontières. À la frontière de deux communautés linguistique, les langues déteignent l'une sur l'autre. De même, entre les époques la langue se transmet, mais les nouvelles générations l'accommodent à leur usage. Ainsi, lorsque je dis le mot « nouveau », il y a dans le terme, en même temps, tout ce que mes ancêtres y ont jadis conceptualisé, et ce qui s'applique à la situation actuelle. On l'exprime par la boutade : « Rien de plus vieux que le mot " nouveau " ! » D'autre part, la parole est privée ; c'est l'appropriation de la langue par l'individu. Rien de plus intime et paradoxal. La culture pénètre dans les replis les plus intimes de notre personnalité ; elle nous fonde, elle nous structure, elle régit les termes de nos pensées les plus intimes. Intimes ? Pas si intimes puisque nous n'avons que le langage de notre culture pour nous exprimer. Notre intimité la plus profonde est indicible, et pour cause ; l'appareillage linguistique culturel se l'approprie aussitôt qu'on utilise les mots usuels. Chaque génération essaie d'y échapper en inventant de nouveaux termes pour revendiquer sa spécificité. Chaque individu est peuplé de toutes ses expériences linguistiques personnelles. Il est peuplé de myriades de rencontres où chacune lui a laissé une empreinte dont il est la somme. L'individu est unique, mais multiple. Je sens mon expérience personnelle comme le fil de mon être — toujours le même — subsistant à travers le temps et les lieux où j'ai vécu. Mais aussi, rien du langage qui m'habite ne m'appartient personnellement puisque tout langage est, par définition, publique. La langue qui m'habite est la somme des traces linguistiques que les autres ont inscrites en moi à travers nos échanges. Je ne suis rien d'autre que les autres. Voilà le plus grand paradoxe de l'humain : unique dans sa conscience individuelle, animale, et publique dans sa constitution culturelle langagière. Paradoxe magique puisque, lorsque je prends la parole, c'est l'individu qui s'exprime, mais aussi la somme de la culture entière de l'humanité à travers les âges depuis que l'homo sapiens a eu la géniale idée d'associer des choses n'ayant aucun rapport entre elles — par exemple, le son « aRbR » à l'arbre réel — pour inventer la transmission de son esprit à travers les siècles et la multitude. Transmission orale, mais aussi scripturale. Ainsi naîtra l'écriture. Depuis les Sumériens, dix mille ans m'habitent, n'est-ce pas magique ?
Abracadabra,
Saussure
magique : |
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Voilà pour la théorie. Maintenant, expérimentons. Pourriez-vous tolérer, pendant les dix prochaines minutes d'écouter la vidéo suivante ? Probablement pas. Pourquoi ? Parce que les paroles n'auraient aucun effet magique sur votre esprit. La langue japonaise n'a aucune emprise sur vous. Aucun signifiant, aucun signifié, aucun signe reconnaissable. Pourtant, le format, la présentation, le montage, la structure, le rythme, le ton, l'atmosphère musicale, tout cela vous est familier. Vous pourriez quand même vous y intéresser. Pourquoi ? Parce que notre culture nous a aussi appris à associer d'autres composantes contextuelles qui permettent, malgré l'absence sémantique, de comprendre de quoi il s'agit. Une part sans cesse grandissante de notre culture devient universelle.
Ma petite fille de trois ans commence à parler. J'ai vécu récemment le choc culturel de son entrée dans le langage. Elle m'a dit quelques mots en me regardant droit dans les yeux. J'ai répété ses mots. En connectant du regard et faisant « oui » d'un signe de tête, elle confirma que c'était bien ce qu'elle voulait dire. Le langage est un merveilleux enchantement. Nos deux esprits sont maintenant nés l'un à l'autre. Désormais, elle existe pour moi à travers la culture. Nous pouvons parler, c'est-à-dire nous enchanter mutuellement. La parole est magique ! Le langage crée le monde. |
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