2018-11-28 |
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Dernière mutation de l'humain : |
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SOMMAIRE |
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[1] Il
me semble que, si le despotisme venait à s'établir chez les nations démocratiques de nos jours,
il aurait d'autres caractères :
il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. [...] Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, 1840 Les gens de ma génération ont été éduqués à réfléchir et raisonner. Entend-on aujourd'hui un parent ou un enseignant invectiver : « Sers-toi de ta tête ! » ? Non ! Ce serait heurter les sentiments de l'enfant-roi et se mettre à dos l'élève-client. Et puis, n'a-t-on pas montré que tout raisonnement se justifie ? Zénon d'Élée a prouvé rationnellement que le mouvement est impossible. Peut-on faire confiance à une faculté qui justifie une telle absurdité contre ses propres principes ? La raison a donc perdu ses lettres de noblesse ; elle est désormais désuète. Mais l'émotion est fiable. On a toujours raison face à ses émotions. Descartes à la casse ! Exprimez-vous ! On ne veut pas savoir ce que vous pensez, mais ce qui vous émeut. « Que ressentez-vous ? » Les mille tentatives du XXe siècle pour contrôler la pensée du peuple se sont avérées infructueuses, et souvent catastrophiques. Mais d'immenses progrès ont émergé dans le domaine du contrôle social. Personne ne peut dicter ma manière de penser ; je garde une farouche emprise sur celle-ci, mais tous peuvent m'affecter. Il fallait y penser ! Déjà, Machiavel observait en réponse à la question : « vaut-il mieux que le souverain soit aimé ou craint ? », qu'il n'avait aucun pouvoir sur l'affection de ses sujets, mais pouvait facilement inspirer la crainte. Avec Dale Carnegie, nous avons fait un pas de plus : nous savons maintenant attiser l'affection. Celle-ci n'étant jamais qu'une forme d'amour narcissique, une nouvelle barrière tombait avec le bris du tabou de l'amour de soi. Il ne restait qu'à trouver le moyen de la capturer et de l'orienter. Ainsi, bien que les autorités — qu'elles soient politiques ou marchandes — ne peuvent nous inciter à raisonner, elles peuvent grandement nous affecter en sollicitant nos sentiments. |
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Depuis Henri Laborit, une nouvelle définition de l'humain s'est imposée graduellement : l'homme est un être essentiellement tourné vers la gratification personnelle. Nous le savions déjà, mais certains persistaient à croire que nous étions des êtres rationnels ou même encore dotés de noblesse. Le tabou du narcissisme se fractura graduellement. Désormais, il fut admis qu'il était bien de s'aimer soi-même. Les vingt dernières années ont vu apparaître une machine qui, non seulement épargne de penser, mais captive prodigieusement. Elle n'appelle que l'expression des émotions. Elle est partout, on l'utilise à tout moment ; pour le meilleur et pour le pire, elle envahit notre quotidien. C'est l'écran. Cinéma, télévision, ordinateur, tablette et cellulaire, l'usage des médias et la manière dont on les alimente opèrent actuellement la mutation humaine la plus fantastique de l'histoire. Et elle s'accélère. Les jeunes générations ont gagné des aptitudes cérébrales de vitesse et d'automatismes, mais elles ont perdu la maîtrise de soi et le raisonnement. [2] L'écran induit une boulimie de dopamine équivalente à la drogue dure. |
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Elon Musk a montré que l'intelligence artificielle a maintenant surpassé l'humain dans tous les domaines du raisonnement. Tous les champions d'échecs, de go ou de n'importe quel jeu ont maintenant été battus. L'IA est aujourd'hui si puissante qu'elle n'a qu'à s'instruire des règles d'un jeu pour devenir instantanément experte imbattable. Que reste-t-il à l'humain sinon les émotions ? Au contraire de bien des catastrophistes, cette situation ne m'inquiète pas outre mesure. Ce n'est pas la première fois que mes hautes prétentions sur la valeur de l'humain sont déboutées. Ni Dieu, ni homme, ni animal intelligent, l'humain n'est désormais qu'un être émotionnel qui, comme le rat en cage finira par mourir à force d'actionner le levier qui déclenche la stimulation de la zone cérébrale du plaisir. Ni homo deus, ni homo sapiens, mais homo voluptas. L'humanité vient de passer un autre cap d'évolution. Après la mort de Dieu constatée par Nietzsche, Michel Foucault annonçait la mort de l'homme. Mais on ne savait pas trop ce qu'il entendait par là. Sans doute la mort de ce qu'on considérait à son époque comme l'homo sapiens, l'homme qui sait qu'il sait, conscient d'exister, capable de raisonner ; là était jadis sa plus grande noblesse. J'entrevois maintenant la mort de l'homme qui pense ; l'homme qui questionne et réfléchit agonise. Peut-être la philosophie tire-t-elle à sa fin. Peut-être n'était-elle qu'une phase dans l'évolution culturelle. Évidemment, la jouissance proposée n'est pas celle des années '68 où l'on revendiquait de jouir sans entraves. La machine médiatique qui pilote nos jouissances est très « morale » ; elle respecte les lois et renforce la concorde. C'est sans doute pourquoi elle est si puissante et incontournable. On ne veut pas lutter contre une machine qui nous épargne la pénible tâche de penser et nous propose la jouissance licite éternelle. |
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[1] Benjamin Bourque (collectif), Tout savoir en 5 minutes, Les Éditions du Journal © 2018, p. 146.
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