2018-04-14 |
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Jaspers : décider de la vie éternelle |
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L'être qui — au niveau phénoménal de la réalité empirique
[le Dasein]
— n'est pas,
mais peut être
et doit être,
et décide par là dans le temps de son être éternel.
Cet être, je le suis moi-même en tant
qu'existence. [...] Karl Jaspers, Philosophie, Springer-Verlag © 1989, pp. 267-268. L'être décide donc librement s'il est éternel par la foi en la transcendance, c'est-à-dire en croyant tout simplement qu'il est éternel. L'être, tant qu'il vit, peut choisir à tout moment de croire que sa vie n'aura pas de fin. S'il décide librement d'y croire, il s'engage dans une attitude qui change tout en tant que perception de lui-même. C'est aussi, librement, qu'il va mourir, et, conséquemment, s'engager dans une tout autre attitude (loin de son être). En fait, seule l'attitude compte puisque, suivant le choix, la décision librement engagée transforme l'existence. On ne mène pas la même existence selon que l'on croit ou non que sa vie n'aura pas de fin. À la limite, la mort n'a pas d'importance, puisque, jusqu'à l'instant du dernier souffle, l'être que je suis aura vécu se voulant n'être rien d'autre que l'être. Si l'on vous demandait : « Aimeriez-vous vivre éternellement ? » Vous répondriez sans doute : « Oui, évidemment, mais cela ne dépend pas de moi, parce que le prolongement de mon existence dépend de la longévité de ma vie corporelle. Je sais qu'un jour ou l'autre, mon corps mourra. » En pensant ainsi, vous confondez être-là (Dasein) et exister (existence). Vous ne vous percevez pas comme une existence libre, mais comme une entité biologique déterminée — un corps dans lequel votre esprit est prisonnier. L'existence éternelle ne dépend pas du corps, mais de la libre décision de se considérer comme éternel. Comme il n'y a pas de coïncidence entre l'être et le non-être (Parménide, Épicure), l'être que je suis est libre de décider s'il est éternel ou non sans conséquence sur la réalité puisque si l'être devait disparaître, la conséquence aussi. L'éternité de l'être n'est donc accessible que par la foi — une foi librement décidée. Aucune décision n'apporte un rendement supérieur à si bon compte (Pascal). Alors, me direz-vous : « Mais je pourrais décider n'importe quoi ! C'est insensé et dangereux ! Si je me pense éternel, je peux me jeter stupidement du haut d'un pont. » Évidemment que la foi est dangereuse ! Avec elle, on réalise de grands projets, mais on fait aussi des guerres et bien d'autres abominations. C'est pourquoi il faut la mesurer à l'aune de la compassion. « Aime et fais ce que tu veux », nous prévient Augustin. Mais il ne tient qu'à vous de décider librement d'engager votre foi dans l'idée que votre existence soit éternelle. La plupart des gens qui, aujourd'hui, s'opposent à l'éternité de l'être avancent l'argument scientifique. Mais la science ne peut que produire des observations objectives. Elle dit très peu de choses sur l'être subjectif. Comment pourrait-elle se prononcer dans ce domaine, alors qu'elle se fonde sur l'expérience ? Croyant que la mort équivaut au néant, la science ne peut donc rien en dire. D'autres s'y opposent parce qu'ils la confondent avec le fanatisme religieux. Mais ils oublient vite les hécatombes du XXe siècle provoquées par l'athéisme, le nihilisme et le scientisme des régimes communistes, nazis et capitalistes, qui sont en tout point semblables à l'endoctrinement religieux. S'il s'agit de se libérer une bonne fois pour toutes de la crainte de la mort, Épicure a montré qu'il n'y a pas de coïncidence possible entre la vie et la mort : « Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n'est point, et que les autres ne sont plus. » Parménide a aussi statué sur l'être qu'il est impossible de confondre avec le néant : « Car l'être est en effet, mais le néant n'est pas. » La vie ne peut donc pas craindre la mort puisque nous sommes plus qu'une simple vie, nous sommes une existence virtuelle, une existence potentiellement éternelle pour peu qu'on le décide. Si j'adhère à la foi philosophique, si je décide d'exister volontairement et librement, je me libère de toutes les énergies entropiques, négatives, mortifères et démotivantes. Je peux alors tout faire, mais avec une seule restriction : l'amour et ses composantes : la compassion, l'empathie, la considération et l'affection. « Mais, me direz-vous, c'est folie, illusion, mensonge et illogisme que de se croire éternel. Le bon sens interdit une telle "décision" » Qu'en savez-vous ? L'existence qui vous anime est plus que votre corps physique. Qui peut savoir ce qui arrive à l'être qui le constitue à l'échelle de l'Univers dans l'infinité du temps éternel ? La certitude du néant après la vie est loin d'être prouvée [1] ; elle pourrait même s'avérer contradictoire. Est-il plus rationnel de croire au néant qui succède à la vie ou à l'être éternel qui la constitue ? Le cadavre est évidemment vidé de son âme, mais qu'est-elle devenue ? Objectivement, elle est disparue, mais subjectivement, qu'est-il arrivé à l'être ? En terme de rationalité, on peut aussi bien prouver l'un que l'autre. Pour le formuler dans les termes de Gödel, la proposition est indécidable. De même qu'on ne peut savoir si le chat de Schrödinger est vivant ou mort avant d'ouvrir la boîte, rien ne peut être connu subjectivement de l'être après la mort, aussi longtemps que nous sommes vivants. Il n'appartient donc qu'à notre liberté existentielle de décider ce que l'on veut. Jaspers montre que la philosophie existentielle nous permet de décider ce qui adviendra de notre être sans recourir à la foi religieuse. On ne sort pas de la foi ; vivre, c'est croire ; mais une décision s'impose : veut-on croire à l'existence ou au néant ? À chacun de décider pour soi-même. Certains jours la vie est insupportable, je crois alors au néant comme on croirait au repos qui me délivrera à jamais des souffrances que je déteste. D'autres jours je me sens euphorique, et je voudrais que mon existence se prolonge éternellement pour en jouir encore et encore. Mais au bout du compte, peut-être cette décision ne dépend-elle que de notre capacité d'être heureux ou non. Peut-on décider d'être heureux ? |
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[1] Voir Quand on est mort, le temps passe vite !
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