2017-11-21 |
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Perception, conscience |
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SOMMAIRE |
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On pose généralement la perception comme un phénomène paradoxal. On se demande qui est le pilote dans l'avion qui perçoit — qui suis-je, qui est l'autre — et comment surgit — de façon magique — la conscience d'un individu qui perçoit sa propre perception en même temps qu'il perçoit d'autres objets. Toute perception aussi simple soit-elle — même celle d'un lombric — est comme un écran qui permet d'échapper au néant. Pour qu'une perception en soit une, tout être vivant est toujours conscient de sa propre perception en même temps que de la perception de sa propre perception. C'est ce qu'on appelle généralement la conscience. Celle-ci peut être hautement sophistiquée, comme chez l'humain, mais la conscience n'est en réalité rien d'autre qu'une boucle de tout organisme de sa propre perception sur lui-même. La preuve en est donnée par l'adaptation de l'organisme à son environnement. Il n'y a pas de caractère mystérieux ou ésotérique dans la perception et la conscience qui en découle. Conscience et perception sont une seule et même chose (Merleau-Ponty). Ce que l'on ne perçoit pas, on n'en a pas conscience, et le contenu de la conscience est évidemment aussi perçu — d'où boucle perceptuelle automatique. On a longtemps prétendu que seul l'humain est doté d'une conscience (sapiens sapiens). Si la conscience de l'humain est différente des autres êtres vivants, c'est uniquement en vertu de son appareillage nerveux et sensoriel particulier. Celui-ci constitue son individualité — grégaire et symbolique — mais rien d'ésotérique ou de mystérieux ne s'en suit. Être conscient, c'est toujours être aussi conscient de ses propres perceptions sensorielles qui permettent une réponse appropriée de tout être vivant dont le statut ontologique consiste essentiellement à se préserver et se reproduire (Laborit). La conscience vitale comporte trois niveaux. Les robots seront « vivants » lorsqu'ils seront conçus pour 1. percevoir, 2. apprendre (s'adapter), et 3. se reproduire. La plupart ne sont qu'au premier stade. Ils sont dotés de capteurs qui leur donnent accès au monde extérieur, et d'un programme qui commande les réactions. Il sont conçus sur le principe d'une simple chaîne causale, aussi complexe soit-elle. Le développement de l'intelligence artificielle apporte la boucle de conscience du robot sur lui-même, le sapiens sapiens. C'est le deuxième stade caractérisé par la faculté d'apprendre et de s'adapter. Mais il ne deviendra équivalent au vivant que lorsqu'il sera doté de la volonté autonome de se reproduire. Quant à savoir ce que c'est que de se vivre robot et non pas humain ou animal, la question reste insoluble puisque je ne peux pas plus savoir ce que c'est que de se vivre Paul ou Pierrette alors que je suis François, et aucun autre animal ou plante. Le robot a nécessairement une conscience puisqu'il est doté d'un système perceptuel, mais je ne saurai jamais ce qu'il ressent puisque je n'ai accès qu'à mes propres perceptions. La conscience n'a rien de mystérieux ni d'ésotérique ; elle n'est que perception, de quelque nature qu'elle soit. Évidemment, elle a pris chez l'humain une complexion extraordinaire avec son aptitude symbolique naturelle. Mémoire et symbolisme ajoutent à la perception une dimension temporelle supplémentaire qui complexifie le processus au-delà du champ naturel des autres animaux confinés dans une temporalité cyclique et instantanée réduite. Mais la conscience n'en répond pas moins qu'à la perception dans son ensemble. Percevoir c'est avoir conscience de ; et cette conscience s'identifie à l'être chaque fois qu'elle perçoit quelque chose et que, par effet de boucle automatique de toute perception, elle sent qu'elle perçoit. Nous disons que l'humain est un animal conscient parce qu'il sait qu'il sait (sapiens sapiens) ; j'ajoute que percevoir — ou savoir que l'on perçoit — c'est percevoir que l'on perçoit, et que sapiens sapiens est la même chose que percevoir le perçu. Bref, percevoir et conscience sont une même et unique chose ; l'un ne va pas sans l'autre. Le réflexe automatique n'est pas moins conscient ; il esquive simplement l'intentionnalité. D'autre part, comme chacun est enfermé dans sa propre constitution vivante — individuelle — personne ne peut véritablement savoir ce qu'est exactement le sentiment perçu de l'autre : l'être de l'autre en tant qu'il est ce qu'il est. D'ailleurs, ça n'a aucune importance ; seul compte les réactions des autres dans notre propre champ de perceptions. Cette conception n'invalide en rien les principes éthiques qui font généralement consensus. Que j'ignore ce que c'est que d'être Paul ou Pierrette — intérieurement — ne me prive aucunement de comprendre leurs besoins en tant qu'êtres vivants et d'y pourvoir puisque j'attends la réciproque. L'empathie reste un phénomène parfaitement valide en vertu du même principe. En percevant les émotions de l'autre sur son visage, et lui les miennes, une boucle de sympathie ou d'empathie s'enclenche automatiquement à la mesure du désir de réciprocité ou de notre adhésion aux valeurs culturelles courantes. La perception ajoutée à la programmation culturelle (éducation, us et coutumes) suffisent à réguler les comportements. Ainsi donc, l'humain serait une machine vivante, mais se réservant toujours une part mystérieuse puisque les phénomènes perçus sont innombrables, qu'ils sont intimes et privés — comme pour toute perception — et que nous ne connaissons pas l'avenir. D'autre part, on considère généralement l'être comme quelque chose de positif alors qu'il est au contraire un néant, un négatif, qui attend d'être quelque chose. Lorsque la perception se présente, l'être devient cette perception en même temps qu'il en devient conscient. Le mystère c'est toujours le néant, l'inconnu, l'attente. Dès qu'une perception se produit, le mystère s'évanouit pour faire place à la conscience. Le mystère subsiste tant que la faculté d'être conscient de attend que la perception remplisse le bol vide de la conscience. Être c'est percevoir (Merleau-Ponty) ; le néant c'est la privation de perception. L'humain oscille entre l'être et le néant, et il va jusqu'à autoalimenter sa propre conscience lorsqu'il est privé de perceptions. Toute constitution sensorielle vivante a naturellement soif de perceptions parce que le compteur temporel tourne. Le besoin de nourriture est aussi une perception. En résumé Le paradoxe de la perception fonde la conscience : le sujet devient objet pour lui-même ; la chose qui perçoit est en même temps ce qui perçoit ET ce qui est perçu, d'où naissance « magique » de la conscience. (Perception => Conscience) La conscience est le lieu où apparaît le monde, aussi bien extérieur qu'intérieur et, double paradoxe, cette conscience est « néant » : évidemment, puisque la conscience est toujours « conscience "de" » quelque chose ; c'est-à-dire que pour avoir conscience, celle-ci doit être, en quelque sorte, le creux du bol qui accueille le monde et elle-même : boucle étrange et magique, puisque, aussitôt le bol rempli d'une perception, le néant prend conscience de ce qui le remplit par boucle sur lui-même. En effet, l'instant d'après, la perception continue et c'est cette boucle persistante qui « allume » la conscience. La conscience a besoin du facteur temps pour se produire, et le temps est une fonction exclusive à la vie. La conscience a horreur du vide elle cherche à être remplie à tout moment. C'est cette angoisse du vide que nous appelons à tort peur de la mort. Cette peur est non fondée puisque morte, la conscience n'est plus « vide », mais simplement dissoute ; le bol qui la constituait — le corps — s'est désagrégé. |
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L'injonction philosophique fondamentale commande la connaissance de soi. Socrate décrète : « Connais-toi toi-même ». L'objectif est proprement irréalisable. Comment la conscience pourrait-elle s'arracher à elle-même et s'observer objectivement tout en demeurant conscience de ? L'oeil peut-il s'arracher et se retourner pour observer directement l'instrument de vision qu'il est ? Comment la conscience pourrait-elle se dédoubler alors que l'expérience ontologique est celle de l'unicité de soi ? Le philosophe nous recommande la schizophrénie, le fractionnement de l'esprit. Socrate veut-il nous rendre fous ? : médusés à poursuivre la vie durant une chimère qui consisterait à voir son propre esprit, comme si l'on pouvait l'observer arrêté, à l'instar d'une photographie. Tout être vivant perçoit un monde qui change à tout moment. Comment pourrait-il faire un arrêt sur image pour s'observer comme on observe une statue ? Le ferait-il que, se figeant, il cesserait de fonctionner. Sinon, il continuerait à se percevoir comme une entité dynamique dont les pensées évoluent au cours de sa propre auto-observation, laquelle se modifierait elle-même en s'observant. Pourtant, l'être unique que nous sommes n'en reste pas moins permanent (Parménide), un système sensoriel doté d'une soif inaltérable de percevoir. Force est de conclure encore une fois que l'être est un néant comme le bol creux destiné à contenir un flot d'expériences et de perceptions continuelles qui se renouvellent à chaque instant. Voilà le mensonge fondateur — le paradoxe fondamental de la philosophie : l'être se regarde lui-même à travers la multitude de miroirs que lui renvoie le monde — les choses et les autres — sans jamais pouvoir se reconnaître puisque l'être — la vie — est le contraire de l'arrêt sur image. Le serait-il que l'instant suivant le coeur procède à un nouveau battement. L'être, tel que défini par Parménide, serait une entité stable, permanente, un socle de référence immuable comme Dieu. Et pourtant, il ne saurait y avoir d'être sans la vie que nous sommes pour attester d'une permanence qui est tout son contraire. Si l'être est permanence, l'être serait donc aussi néant (Sartre). L'être est la vie même, il est inscription dans la mouvance. Et pour que celui-ci continue à vivre, la vie doit, paradoxalement, se constituer néant à chaque instant. Là où Héraclite et Parménide se rejoignent, la philosophie s'anéantit pour faire place à la vie où l'être permanent joue à saute-mouton avec la mouvance dans une danse temporelle où les instants se succèdent en permanence. En ce moment même j'écris, et c'est cette pensée de l'être que je suis qui cherche à se transmettre en se figeant dans des mots qui, bien que stables — toujours les mêmes sur papier — animeront l'esprit de mes lecteurs d'une façon tout autre qu'au moment où elle s'est formulée. |
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L'être ne peut mourir à soi-même. Quand nous mourrons, c'est toujours pour le regard des autres. À soi-même, c'est le moment où toute perception s'arrête. Ce n'est même pas rêver puisque le rêveur perçoit encore son propre rêve. Être mort est une contradiction dans les termes (Épicure). Le sujet ne saurait mourir puisqu'il n'a en réalité jamais quitté le néant. La mort est pour le sujet simplement le moment où toute illusion s'estompe, et même celle d'exister en tant que néant. Lorsque la vie, constituée en appareillage sensoriel se désagrège, rien de ce qui la constitue ne subsiste. La mort n'est rien, et même pas rien. Il est d'ailleurs impossible d'en parler avec justesse ; elle est inconnaissable. Lorsque l'on dit que la mort nous horrifie, c'est toujours de celle des autres dont nous parlons. Notre propre mort ne peut donc jamais arriver. D'un point de vue ontologique elle devrait donc nous laisser parfaitement indifférents. La mort n'a donc rien de mystérieux ; c'est la conscience qui est intrigante. |
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