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Je sens, dès lors j'existe |
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Les philosophes sont des héros qui s'attaquent à des questions invincibles. « Qu'est-ce que l'être ? » est la question monstre qu'ils passent leur vie à triturer. Le groupe des empiristes commence avec Hobbes qui pose la direction de la recherche. En détournant l'orientation de Descartes, il propose qu'une chose qui pense soit matérielle. Locke avance ensuite que rien n'est inné, seule l'expérience sensible apporte la connaissance. Berkeley ajoute que la matière n'existe pas ; seuls les esprits perceptifs peuvent exister. Hume fait le point, et introduit dans l'expérience l'idée que l'habitude est nécessaire pour que l'être prenne consistance. Très bien. Mais si rien n'est inné, et que nos perceptions fondent notre existence, comment toutes les connaissances et facultés humaines s'élaborent-elles ? Par quelle magie l'humain sort-il du néant pour devenir l'être que nous connaissons ? Condillac propose une expérience de pensée proprement fantastique pour répondre à cette énigme jusque-là invincible. Il montre comment se constituent toutes nos facultés mentales à partir d'un seul sens. Et pour se faire la question encore plus difficile, il choisit d'isoler l'odorat, le sens le plus bête. Ce génie imagine une statue à qui, dans un premier temps, il ne permet que d'éprouver l'odeur, et remonte brique par brique la reconstitution de chacune de nos facultés mentales à partir de l'attention jusqu'à la volonté, en passant par la mémoire, le temps, l'étonnement, l'habitude, etc. Jusqu'ici, aucun philosophe n'avait montré un tel héroïsme devant la question de l'être. Bien qu'abbé de profession, il ne concède à Dieu que le rôle de créateur, d'origine, de Cause Première. Dieu apparaît toujours à la frontière de l'ignorance humaine ; Condillac repousse celle-ci. À l'opposé de Berkeley qui le fait agir à tout moment, Condillac va jusqu'à prouver le caractère extérieur du monde avec le sens du toucher et de la proprioception qu'il décrit très bien sans toutefois encore le nommer ainsi. Il avance ses observations aussi loin qu'il est alors possible de le faire en précisant que le toucher comporte la particularité étonnante de distinguer entre soi et autre chose. En effet, quand ma main entre en contact avec n'importe quel objet, elle distingue immédiatement si cet objet appartient à mon propre corps ou non. Le feed-back tactile est une composante essentielle de mon être dans le monde. Dès lors, si être c'est sentir, c'est aussi me distinguer du monde extérieur qui existe par absence de feed-back tactile, mais présence sensitive. Je sens le froid, la chaleur, la résistance de la masse, etc. : un monde extérieur existe. Lorsque je me chatouille, ma réaction est tout autre que si un autre le fait.
Condillac s'intéresse plus particulièrement à la naissance de l'être par les sens. Il relate l'expérience étonnante d'un aveugle de naissance à qui l'on opère la cataracte à l'âge de 14 ans. Il montre comment l'espace intérieur se crée dans le cerveau (dans l'âme) à partir de l'analyse des sensations visuelles et l'habitude des sensations tactiles que l'expérience cristallise dans nos perceptions. Il montre l'importance cruciale du toucher dans notre rapport au monde qui ne saurait se distinguer du moi-même s'il n'y avait que l'odorat, l'ouïe, la vue et le goût. De ces quatre sens, lorsqu'une odeur m'arrive, je deviens tout entier cette odeur ; je ne la sens pas extérieure à moi-même. De même lorsque je vois : les images me collent à la rétine comme si elles m'arrivaient de l'intérieur ; lorsqu'un son se fait entendre, j'ai l'impression qu'il provient de l'intérieur de ma tête ; également pour le goût. Rien ne permet à ces quatre sens de nous faire croire que la sensation provient de l'extérieur jusqu'à ce que le toucher arrive. Il aura fallu à Condillac le génie d'explorer le sens du toucher en dernier pour nous faire voir comment apparaît le monde extérieur alors que nous savons bien que c'est le premier sens à se manifester. C'est au bout d'un long processus interne de mémorisation, comparaison et changement constant dans ces perceptions que le moi arrive effectivement à créer un monde intérieur et extérieur. Cette création magique est issue d'un processus mental dynamique. La perception est statique comme une photo ; mais, toujours renouvelées, à l'instar du cinéma, les multiples images qui se succèdent sans arrêt créent l'illusion d'un monde vivant. Je suis donc mes perceptions ; être, c'est percevoir. J'ai dit que les questions philosophiques sont invincibles. Mais à la question « qu'est-ce que l'être ? », que reste-t-il encore à découvrir après Condillac ? L'être se partage en trois : 1. Dieu qui est tout, ou tout au moins l'Être Premier. 2. Le Moi — le sentiment d'exister, d'une existence distincte du monde, et 3. Le monde — tout ce qui est , mais qui n'est pas moi. Condillac pose 1. Dieu comme cause première ; 2. l'existence du Moi comme une chose sensitive ; et 3. le monde extérieur comme ce qui apparaît suite à mon expérience tactile de continuité et de contiguïté. Mais il reste encore un aspect irrésolu à la question de l'être : Pourquoi moi ... moi ? Pourquoi ne suis-je pas vous ? Et quelle différence existe-t-il entre vous et moi, et toute chose sensible que je ne suis pas ? Le bouddhisme nous éclaire en proposant que le monde ne soit qu'illusion. On a vu avec Condillac comment se constitue cette illusion à partir de nos sens. On peut alors penser qu'une seule et unique force nous habite, et que l'illusion de la multiplicité se réduit à cette force que certains se plaisent à appeler Dieu. Mais, je n'en ai toutefois pas moins le sentiment de vivre séparé, que mon corps est distinct et daté, et que chaque matin au réveil je poursuis la même illusion. Alors pourquoi ne suis-je pas vous ou tout autre, à toute autre époque ? Et dans ce sens, la question de l'Être reste invincible. Le bouddhisme semble y répondre en affirmant que tout est illusion. Si tel est le cas, rien ne me distingue véritablement de vous, et la question du moi distinct se dissout dans une réalité illusoire. Le judéo-christianisme semble aussi y répondre avec le Dieu passe-partout et universel, prototype de l'Être absorbant tout être. Si tel est le cas, en Dieu, nous ne sommes tous qu'Un. Mais la question du Moi, et pourquoi pas ... Vous ?, Pourquoi moi ... moi ? reste intacte. L'illusion tenace d'être le moi distinct de chaque matin en continuité avec le moi-même de la veille, et le monde fiable toujours là pour me le confirmer n'est quand même pas qu'une illusion. Et le Dieu joker qui absorbe toutes mes questions en me disant « T'occupes, Je m'en charge ! » a simplement esquivé la question. Bref, les philosophes empiristes n'ont peut-être pas répondu à toutes les questions, mais ils nous proposent une vision du monde incontournable : je sens, dès lors j'existe. |
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