Cogitations 

 

François Brooks

160815

Essais personnels

 

Hobbes, Léviathan et autres dragons

Tu te pensais libre ?

 

Il est également vrai, et qu'un homme est un dieu à un autre homme, et qu'un homme est aussi un loup à un autre homme.

Hobbes, Le Citoyen (De Cive), 1642.

L'homme est un loup pour l'homme affirme Hobbes en substance, paraphrasant une citation empruntée à Pline l'ancien. On accuse souvent les forces de l'ordre de violence excessive, mais personne n'évoque jamais l'état de guerre civile effroyable dans lequel nous vivrions si le Léviathan — notre figure de dragon occidental — n'agissait pas pour assurer la paix par la crainte.

Trois instances de régulation des comportements sociaux :
1. Conviction : l'Église 2. Coercition : l'État 3. Répétition : La Presse

La civilisation a toujours utilisé deux instances pour réguler les comportements sociaux : l'Église et l'État. La presse et les médias assurent aujourd'hui la forme moderne de l'Église par la conviction, la répétition et l'habitude. Le bras séculier de la police assure de son côté le rôle de l'État par la coercition, la violence et la crainte.

On parle d'État laïque pour désigner l'instance de conviction qui est passée graduellement de la foi religieuse à la propagande journalistique. Là où le prêtre jadis administrait, le dimanche, la propagande destinée à remporter l'adhésion volontaire des foules, nous avons aujourd'hui un puissant mouvement médiatique — autant officiel que par bénévoles de réseaux sociaux — qui besogne en permanence à entretenir la conviction des foules par matraquage idéologique. Par conviction et répétition, on vise d'abord à fabriquer le consentement, mais ensuite, à force de répéter le message, le citoyen finit par adopter le comportement proposé par mimétisme.

Tu te pensais libre ?

Depuis la Révolution française, l'État est passé du régime féodal au régime démocratique, mais dans les faits, son rôle coercitif n'a pas changé. Il consiste toujours à imposer par force et contrainte l'ordre pour ceux qui échappent à l'instance de conviction. Le premier fonctionne par engagement, participation ou habitude ; le second par l'exclusion, la menace et la peur. Rien d'étonnant puisqu'il s'agit d'organiser le vivre ensemble des humains qui, par nature, sont négligents, indisciplinés, rebelles, égoïstes et querelleurs ; mais aussi collaborent volontiers lorsqu'ils y trouvent leur propre intérêt et éprouvent le sentiment d'appartenance à une collectivité qui les conforte. Sans ces deux instances : l'Église et l'État, la vie serait infernale et brève. Le pouvoir de l'Église agit toujours ; il est simplement passé à une échelle colossale à mesure que la population mondiale a augmenté. Chaque commandement de Dieu est devenu un dogme d'éthique en science sociale. La coercition aussi se raffine  : caméras de surveillance, étude des comportements de masse, menace de chômage, etc.

La philosophie propose un baume. Elle tente de convaincre à adopter un mode de vie exemplaire et vertueux par libre consentement. Nous savons depuis les stoïciens que notre seule liberté consiste à consentir. C'est peut-être notre dernière véritable liberté.

C'est triste à dire, mais les manifestants — toujours mis en exergue par la presse lors de manifestations musclées — ne servent finalement qu'à affermir l'opinion publique qui consiste à penser qu'il vaut mieux un Léviathan monstrueux qui écrase la rébellion dans l'oeuf que la guerre de tous contre tous. Chacun déplore les blessures dont écopent les braves manifestants, mais, silencieusement, accepte ces cruels sacrifices sur l'autel de la concorde sociale.

Jésus-Christ était-il contestataire ? Pas tellement, si on songe qu'il n'a rien fait d'autre que de fournir une justification à l'ordre des choses — avec l'amour en consolation. Personne ne songe à le venger. Les chrétiens le plaignent, le prient, l'imaginent encore vivant. Ils ont compris que son sacrifice était nécessaire pour que l'ordre règne ; il y a même consenti en tant que Dieu vivant, mort pour racheter les péchés du monde. Les manifestants qui s'illusionnent sur la liberté ne font rien de plus. Ils militent pour que Justice s'instaure sur terre. Quelle justice ? Les masses n'ont rien à faire de ces prétentions vertueuses ; tant qu'il a du pain et des jeux, qu'aurions-nous à demander de plus ?

L'action des rebelles exaltés n'est pourtant pas inutile ; en combattant l'invincible Léviathan, ils offrent ainsi leurs vies en sacrifice comme exemple de ce qu'il ne faut pas faire. Le monstre les attend pour croquer l'offrande au dieu Concorde, seule justice qui nous sauve véritablement du marasme. Qui comprend le mécanisme de régulation sociale se garde bien de résister.

Si le massacre de la place Tian'anmen a horrifié la planète entière, il a surtout laissé dans la mémoire collective le souvenir que le sacrifice de quelques étudiants volontaires pour tuer dans l'oeuf une révolution qui aurait pu être catastrophique a été considérablement moins coûteux en vies humaines que la Révolution française. Les forces en présence — lorsqu'il s'agit de préserver la sécurité nationale — doivent toujours compter des sacrifices. Il s'agit d'évaluer le moindre pour un maximum de vies sauvegardées.

Philo5
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