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Russell, logique et réalité |
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Aucune absurdité logique ne résulte de l'hypothèse que le monde se résume à moi-même, mes pensées, sentiments et sensations, et que le reste n'est qu'illusion. [Mais] un principe général de simplicité nous conduit à adopter la solution naturelle d'objets réels, distincts de nous et de nos sense-data, et dont l'existence ne dépend pas du fait que nous les percevions. Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912 [1] Tout philosophe nous fait un cadeau « empoisonné ». Il permet de voir le monde d'un oeil nouveau, original ; il ouvre notre vision sur une réalité autrement inaccessible à l'esprit. Mais l'univers fantastique qu'il nous offre comporte une limite hors de laquelle cette vision s'effondre ; touchez le boulon sensible et la structure s'écroule. On reconnaît l'honnêteté d'un philosophe lorsqu'il nous donne les clefs de la prison où il nous enferme. La plupart s'aveuglent sur cette limite ; il se battent bec et ongles pour partager leurs conceptions de telle sorte qu'ils s'ensorcellent eux-mêmes en pensant que, hors de leur vision, celle des autres est de piètre valeur. Si Russell n'y échappe pas, il a cependant l'honnêteté intellectuelle de ne pas s'aveugler ; il reconnaît que son approche de la réalité n'est basée que sur un principe général de simplicité ; rien d'autre [2]. C'est pourquoi il gagne mon estime. Mais avant de s'en détourner, pensant que cette illusion ne vaut pas mieux qu'une autre, examinons la grandiose cathédrale dans laquelle il nous enferme. Le monde de Bertrand Russell est fait de Vérité. Chez lui cette notion ne s'oppose pas au mensonge ; simplement au Faux. Ainsi se définit la logique ; rien de plus. Notre philosophe aime tant la vérité, qu'il a établi que les mathématiques et le langage en général peuvent se réduire à une simple question de logique. Qu'est-ce à dire ? En fait, la logique c'est très simple. Il s'agit d'examiner n'importe quelle proposition et de juger si elle est vraie ou fausse sous l'optique de comparateurs. Et comme tout ce qui est affirmé — sous quelque forme que ce soit — est une proposition, tout est sujet à jugement ; on peut ainsi séparer le vrai du faux. Il ne s'agit pas de savoir si la chose que vous avez en main est bonne, mauvaise, utile, ou que sais-je encore. Cette chose est absolue ; elle existe, ne serait-ce que dans votre seule imagination. Ce qui nous intéresse c'est de la comparer. Ceci est-il plus grand que cela ? égal, équivalent, plus petit que, etc. ? Toute comparaison amène une conclusion simple : oui, non ; vrai, faux. Et dans telle condition (« si... , alors ») c'est vrai, dans telle autre, faux. En travaillant sur les fondements de la pensée logique, Russell nous a donné un outil symbolique pour comprendre le monde d'une façon archisimple. Si simple que n'importe quelle machine construite avec les seuls concepts vrai et faux ; oui, non ; 0, 1, suffit à tout symboliser. L'ordinateur n'est pas une machine à calculer complexe ; c'est un assemblage complexe d'une multitude d'opérateurs logiques simples.
La pensée rationnelle comporte trois lois formulées dans l'Antiquité par
Parménide.
Elles sont si simples et familières qu'elles semblent ridicules :
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Mais là où la cathédrale Russell devient fascinante, c'est qu'en creusant la logique formelle, il s'est aperçu que Berkeley avait raison. Il reconnaît que rien ne prouve que le monde existe matériellement ; la matière, telle que nous la concevons, n'est peut-être pas matérielle ; logiquement, tout pourrait n'être qu'illusion et rien ne serait différent. Comment ça ? Eh bien le monde ne nous est accessible que par les données de nos sens (sense-data) qui fournissent à notre esprit des informations qui ne subsistent nulle part ailleurs. Ces données sont essentiellement privées. Personne d'autre ne peut y avoir directement accès. Pour que le monde existe tel que nous le concevons — pour que cette conception devienne réalité — il faut au moins deux esprits : un pour le percevoir et un autre pour le vérifier. C'est cette « vérification » qui lui confère sa « réalité ». Par exemple, je vois une pomme. Est-ce que vous la voyez aussi ? Oui ! Alors elle est réelle. Chacun pour soi notre esprit est le seul dépositaire d'une réalité privée. L'autre ne perçoit aucune de mes sensations ; elles sont personnelles. Ce que nous pensons être réel n'est finalement que l'idée que chacun se fait de la réalité dans son propre esprit. Mais alors, est-ce à dire que le monde n'est qu'illusion ? Pas tout à fait, et c'est là le génie de Russell. Il a vu que la seule réalité qui existe est publique. Qu'est-ce à dire ? Ce que nous percevons comme la matière n'est pas réel puisque chacun la perçoit individuellement et n'a aucun moyen direct de vérifier si ses perceptions sont valables chez les autres. Chacun est prisonnier de ses perceptions, emprisonné dans un corps et sujet aux caprices de ses propres sens. Seule la comparaison avec ce que les autres nous disent de leurs perceptions nous permet d'établir la réalité. Et la valeur de cette réalité dépend du nombre d'individus qui y participent. Plus nombreux sont ceux qui témoignent d'une perception, plus elle a de valeur et plus elle est réelle. C'est pourquoi la réalité est publique et non privée. Personne ne détient la vérité sur la réalité, celle-ci doit faire l'objet d'un consensus. C'est aussi pourquoi, toujours inquiets de ce qui nous arrive, nous vérifions sans cesse avec les autres la validité de nos perceptions. As-tu vu ceci ? As-tu entendu cela ? Vérifier nos perceptions, c'est accéder à la réalité ; voilà le test d'une certitude toute relative. Par moi-même, je ne suis qu'une boule de sensations irrationnelles, émotionnelles. Les autres — le public — viennent confirmer la réalité du monde. Deux personnes suffisent à créer une réalité publique si elles arrivent à s'entendre — à avoir le même avis sur leurs perceptions privées. Mais cette réalité est bien faible ; un rien l'altère. Un seul avis contraire fragilise la réalité de deux individus. Plus nombreuses sont les personnes à accorder leur consentement sur l'interprétation de leurs perceptions individuelles, plus la réalité est réelle. L'idée que l'on se fait de la réalité sensorielle — nos sense-data — produit alors des conceptions purement intellectuelles ; c'est ce que l'on appelle la réalité culturelle. Mais alors que devons-nous penser d'une personne qui sait une chose vraie alors que le consensus lui donne tort ? Par exemple, la personne condamnée pour un méfait qu'elle n'a pas commis sait qu'elle a raison ; ou encore, le chercheur qui, comme Copernic, fait la démonstration d'une vérité scientifique alors que la majorité des gens pense autrement. La réalité est en bout de compte une construction issue d'un consensus culturel malléable. Chacun connaît ses raisons — chacun sait qu'il a raison — mais doit aussi trouver sa place dans la réalité consensuelle. Aussi bien dire que chacun doit trouver son équilibre entre deux types de réalité : la privée et la publique. La réalité est flexible et prend la forme de nos croyances alors que la raison exige la juste explication des données perçues par nos sens. On voit donc que raison et réalité sont en lutte permanente. Mais raison et réalité prennent toujours appui quelque part sur la foi ; il s'agit de trouver ce en quoi on veut croire pour trouver comment on accorde raison et réalité. Le sense-data est privé, mais le réel est public. Cette vision ouverte par Russell nous entraîne dans un vertige terrible. D'une part, elle nous enferme dans une solitude insupportable — le monde auquel me donnent accès mes sens est personnel et incommunicable — d'autre part, elle abandonne aux autres le monopole de la réalité. Je sens, je vois, j'entends, mais ce sont les autres qui décident de ma réalité lorsque vient le moment de l'exprimer par le langage qui est toujours le langage des autres. Rien d'étonnant que l'on soit tenté de se réfugier dans l'idée que notre propre petit monde intérieur est la seule vérité absolue, et surtout de le réduire à la minuscule dimension du « sens commun ». Déjà Kant avait vu que nous voyons le monde tel que nous sommes, et non pas tel qu'il est. Russell montre qu'il ne nous appartient pas de juger de ce qui est réel puisque la réalité est un concept public. |
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[1] Bertrand Russell, Problèmes de philosophie (1912), Payot © 1989, pp. 43-44. [2] Le principe général de simplicité a été formulé ainsi par Guillaume d'Ockham : « La pluralité ne doit pas être posée sans nécessité. »
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