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Bataille, le mal et l'extase |
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L'homme porterait-il en lui l'irréductible négation de ce qui, sous les noms de raison, d'utilité et d'ordre, a fondé
l'humanité ? Georges Bataille, L'Érotisme, 1957 Le catéchisme nous apprenait très tôt les sept péchés capitaux. On n'a pas à chercher longtemps pour trouver les équivalents culturels actuels. Chaque société définit le mal et les interdits qui l'accompagnent. Le mal tourne toujours autour des mêmes thèmes. Et si nous avons tant décrié les curés en chaire qui perfusaient leur morale religieuse dans nos esprits chaque dimanche, nous sommes aujourd'hui soumis à une police de la pensée non moins autoritaire puisque chaque média ne semble rien faire d'autre que de mettre en scène les mêmes péchés qui obsédaient jadis nos curés. Georges Bataille a bien vu que le mal fonde l'humanité. Pour le montrer, il propose d'examiner le concept de transgression. Nous savons depuis Nietzsche que la nature se fiche de la morale. Malthus a montré aussi que les populations — qu'elles soient animales ou humaines — ont tendance à se multiplier au-delà des ressources environnementales et que, tôt ou tard, venant à s'épuiser, la pulsion aveugle poussant la vie à foisonner se transformera nécessairement en hécatombe. Comme si la vie voulait la mort, nous savons que l'activité sexuelle est une sorte d'arme de destruction massive. Dès que le petit de l'homme atteint l'âge de se reproduire, il éprouve un sentiment marqué face à la mort. Il sait, ou plutôt on lui apprend, que l'intense extase de l'orgasme est lié au pouvoir de condamner, à terme, sa progéniture à mourir. On abrille le tout dans la magie de « l'amour » et on oublie le dilemme jusqu'à ce que l'effroi de la mort nous rejoigne en fin de vie. Quiconque l'a éprouvé sait qu'aucune vie heureuse ne peut compenser cet instant où, à tout prix, nous voudrions nous soustraire du moment fatidique. Si Bataille y fut plus sensible qu'un autre, c'est peut-être parce qu'il vécut à une époque riche en hécatombes. Les boucheries de la Première guerre mondiale commencèrent alors qu'il n'avait que 17 ans ; à 42 ans, il est témoin de la Deuxième guerre mondiale ; il meurt à 62 ans en plein essor de la Guerre froide qui promettait l'anéantissement planétaire sous les bombes atomiques. La photographie du supplicié chinois obséda Georges Bataille toute sa vie. N'est-elle pas la métaphore fidèle de de ce que chaque humain subit inévitablement ? La vie nous est retirée morceau par morceau. Lentement les décennies nous privent tour à tour de chacune de nos facultés. L'esprit est toujours là, conscient, dans ce corps qui doucement déchoit jusqu'à la mort promise. Mais notre philosophe ne s'arrête pas à ces considérations macabres. Il observe que le jeune écorché chinois (gavé d'opium pour le garder vivant plus longtemps) montre le visage serein de l'extase. Bataille en est profondément troublé. Se peut-il qu'un homme subissant de si atroces sévices puisse accéder à une intense jouissance ? Et de là, à voir dans la torture une expérience érotique et extatique, il n'y a qu'un pas qu'il n'hésite pas à franchir. Ce pas le mène de la transgression à l'érotisme et au sacré. La mort n'est pas, pour notre philosophe, ce qu'en pense Épicure qui nous dit que nous n'avons rien à craindre de la mort puisqu'elle ne peut nous toucher ; quand elle est là, nous n'y sommes plus, et quand nous vivons, elle n'est pas là. Il n'y a pas de coincidence entre l'être et la mort ; nous n'avons donc aucune raison de nous en soucier. Si Bataille parle beaucoup de la mort, la chose réelle en tant que telle ne l'intéresse pas ; il sait que l'on ne peut rien en dire. C'est l'état de la conscience face à la proximité de la mort qui le préoccupe. Il s'intéresse aux états seconds que nous vivons lorsque le danger extrême et la transgression nous portent vers l'extase du moment où nous passons de la vie au trépas, notre dernier contact avec « Dieu », le moment qui intrigue tous les survivants qui en sont témoins puisque l'on ne le vit qu'une seule fois, et qu'ensuite nous ne sommes plus là pour en témoigner. Si Bataille devient aujourd'hui un philosophe incontournable, c'est qu'il a osé porter un éclairage cru sur les aspects les plus sombres de l'humanité. C'est le seul philosophe assez fort pour nous accompagner dans les questions extrêmes que nous refusons instinctivement d'aborder : —Pourquoi l'horreur de la torture exerce-t-elle sur nos esprits une telle fascination ? —Pourquoi le mal est-il inévitable, constitutif de notre humanité, indéracinable ? —Pourquoi le mal est-il le premier fondement de toute représentation artistique ?
—Pourquoi est-il tant médiatisé ? —En quoi Dieu est-il aussi sacré que les excréments ? —Pourquoi l'expression du visage de l'orgasme est-elle la même que celle de l'intense douleur ? —Pourquoi le mystique s'abstient-il de toute activité sexuelle ? —Quelle est la nature d'une béatitude plus forte encore que l'orgasme ? —Pourquoi avez-vous éclaté en sanglots lorsque vous êtes entré dans la salle de torture d'une séance BDSM en même temps que vous éprouviez la plus intense excitation sexuelle à voir la victime humiliée se tordre de douleur ? —Et, finalement, si Dieu est le plus grand et le plus puissant, pourquoi s'est-il toujours abstenu d'anéantir définitivement le mal ? Bataille, philosophe de la transgression, oui, mais surtout philosophe extrême, qui ose nous faire voir que notre humanité se fonde essentiellement sur le mal — inévitable et constitutionnel — qui nous habite. Comme l'enfant du tableau de Balthus, La chambre (1952-1954), il ose tirer le rideau qui cache la lumière sous laquelle apparaît notre humanité dans toute sa nudité. |
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