150413 |
||||
Leg de Jung : Un monde intérieur
|
||||
|
L'homme ne peut supporter une vie dénuée de sens. Quand j'étais petit, on ne parlait jamais de Dieu sans dire aussi qu'il était « bon » : on le nommait le Bon Dieu, c'était son nom. On ne se demandait pas pourquoi. C'était comme ça. On disait qu'Il avait tout créé, y compris Satan, ange déchu, mais on passait sous silence la responsabilité de Dieu pour sa création. C'est l'homme qui devait être responsable puisqu'il a été créé libre. Plus tard, quand le Québec a jeté le Bon Dieu avec l'eau du bain, l'Orient taoïste nous a réconciliés avec la dualité Yin-Yang : comme l'Univers est un équilibre de forces opposées, la complémentarité est nécessaire. Lao-tseu nous a donc apaisé l'esprit en expliquant que ces forces sont impersonnelles et qu'il n'y a dans la nature aucune volonté de bien ou mal. Mais on n'évacue pas une éducation chrétienne comme on change de voiture. L'harmonie sirupeuse du Nouvel-Âge nous laissait sur notre faim. On avait beau se dire que le Diable n'existait pas, et qu'à force de travail « yogatique » nous atteindrions l'illumination, celle-ci ne fournissait que d'éparses étincelles. La promesse d'un paradis post-mortem était remplacée par de trop rares soubresauts extatiques. Et puis la chrétienté ne comportait-elle pas aussi d'alléchantes promesses extatiques ? Je pense à Thérèse d'Avila et au romantique Peace & Love de Jésus-Christ. Nous avions des comptes à régler avec Dieu, une rancune. Nous l'avions rejeté pour incohérence ; la souffrance, passe encore, mais l'absurdité, notre esprit occidental s'y refuse. Comment croire qu'Il soit « bon » après le tremblement de terre de Lisbonne, les cataclysmes naturels et surtout les guerres, toutes menées au nom de Dieu, sans parler des infamies rapportées dans les faits divers et la presse à scandale ? S'il existait un Dieu bon, nul doute qu'Il ne saurait accepter cela sans rien faire. Lao-tseu apportait une solution intéressante puisqu'en dépersonnalisant l'Univers, il proposait une voie apaisante pour l'esprit, mais la religion du Livre n'avait pas dit son dernier mot. Arrive Jung qui remet Yahvé sur le tapis par le biais de Job [1]. On l'avait oublié celui-là : vous savez, celui contre qui Dieu a envoyé Satan faire toutes les misères du monde sans venir à bout de son allégeance. Job a beau avoir subi les pires sévices, il pourrait se retourner contre son Créateur ; hé bien non ! Le bougre reste fidèle. Il rechigne bien un peu, ose demander pourquoi, mais refuse de mettre en doute ses convictions. Quel être sensé garderait foi en Dieu après la Shoah d'Hitler ? Jung nous explique que le Bon Dieu n'est pas Dieu ; Il ne serait alors qu'un demi-dieu. En cohérence, nous ne pouvons pas évacuer le côté sombre de Dieu ; c'est pourquoi il faut le craindre autant que l'apprécier. Jung se livre à une véritable psychanalyse de Dieu ; il remet en place ce que des siècles de théologie paresseuse avaient laissé s'étioler. Jung est un scientifique qui ne jette rien. Il ne se contente pas de nier le monde des esprits comme Freud le fait. Il veut comprendre. Nier n'est pas comprendre. Il refuse de réduire l'âme humaine à la simple pulsion sexuelle ; il en fouille les tréfonds pour nous aider à trouver du sens, et chacun sait ce qu'elle comporte d'incohérences ! Ensuite, il décrit deux mondes en interaction constante : le monde extérieur et le monde intérieur. L'extérieur est régi par une rationalité mathématique, prévisible, d'une causalité incontournable, stable, sécurisant. L'intérieur est le monde de l'âme, des rêves et des symboles ; un monde inquiétant qu'il explore avec d'autres outils que le seul calcul et la causalité rationnelle. Et pour ne pas sombrer dans une vision close sur elle-même, il conçoit la notion d'inconscient collectif ; aussitôt, le religare réapparait, non plus sous forme de religion dogmatique, mais comme une observation incontournable. L'humanité est reliée de l'intérieur par des archétypes communs à tous qu'on retrouve à toute époque partout dans le monde. Jung nous montre que la réalité du monde intérieur est incontournable puisque, de toute évidence, elle a un effet direct sur le monde extérieur. On a beau nier l'existence de Dieu, des esprits et mépriser toute irrationalité intérieure, n'empêche que c'est toujours à partir de notre conception intérieure du monde que nous agissons sur celui-ci. Votre athéisme n'empêchera pas le croyant de se faire exploser en public. Sa croyance en Dieu est peut-être illusoire, mais l'effet concret est indéniable. Quelque chose dans son esprit a provoqué la pression sur le bouton ; Jung veut pénétrer ce quelque chose. Revenons à Job. Jung explique que Dieu doit être compris autrement. Il écrit : « Ceci n'est pas pour dire que Yahvé, à l'égal d'un démiurge gnostique, soit imparfait ou mauvais : Il est chaque qualité dans la totalité de celle-ci ; Il est par conséquent la justice de façon absolue, mais aussi son contraire de manière aussi totale. C'est du moins ainsi qu'il faut se Le représenter si l'on veut dégager une image cohérente de Sa nature. Ce faisant, il nous faut rester conscients du fait que nous ne pouvons qu'esquisser une image anthropomorphique qui, en outre, n'est pas commode à imaginer. Le mode de comportement de l'être divin permet de discerner que Ses différentes propriétés ne sont pas suffisamment en relation les unes avec les autres, de sorte qu'elles déterminent des cassures entre les actes contradictoires qu'elles inspirent : ainsi, Yahvé regrette d'avoir créé des hommes, alors que Son omniscience devait, dès l'origine, savoir ce qui allait advenir des hommes.» [2] Non pas bon ou mauvais, mais absolument bon et absolument mauvais ; Il engendre la vie, mais aussi la mort ; les joies, mais aussi les peines ; etc. Dieu n'a pas engendré la moitié de la création, mais la création dans toute sa grandeur et son ignominie. Si on l'honore et se tient tranquille, on a des chances pour qu'il reste discret. Pourtant Job n'a rien à se reprocher pourquoi Dieu envoie-t-il Satan lui faire mille misères ? Pour tester sa foi, toujours et encore, comme pour Abraham qui va immoler son fils, Dieu ne cesse d'exiger obéissance et culte ; il exige aussi des preuves ; évidemment, quelle serait la valeur d'une foi qui ne se manifesterait que lorsque tout va bien ? La conscience du bien et du mal appartient à l'homme ; Jung montre que Dieu est l'inconscience même. « La réflexion et la connaissance résident en lui à côté de l'irréflexion et de l'ignorance de soi-même, comme résident aussi la bonté à côté de la cruauté, et la force créatrice à côté de la volonté de détruire. Tous ces éléments sont présents et aucun ne gêne l'autre. Un tel état mental n'est pensable à nos yeux qu'en l'absence de toute conscience réfléchie, ou bien, si cette conscience existe, cela signifie que la réflexion y est alors occasionnelle, passive, impuissante. Un état semblable, avec des caractéristiques de cette sorte, ne peut se qualifier autrement que d'amoral. » [3] Si l'homme a besoin de Dieu, Dieu a tout autant besoin de l'homme. Jung fait voir que la conscience et l'inconscient de l'homme fusionnent dans le rêve qui se rattache à l'inconscient collectif par les archétypes qu'on y retrouve. Si Dieu est incomplet, c'est non pas parce qu'il lui manquerait le mal alors qu'il ne serait que bon, mais seulement s'il lui manquait l'homme pour exister. Dieu est l'être qui régit le monde intérieur où chacun est souverain, chacun est Dieu lui-même ; l'homme est la conscience distribuée partout dans le monde, conscience qui agit effectivement. Sans l'homme, Dieu ne pourrait agir sur le monde, et sans Dieu, l'action des hommes serait dispersée, inefficace. Jung montre ainsi l'équilibre entre monde intérieur et extérieur : deux aspects complémentaires de la réalité. Tant que le monde scientifique s'entête (comme Freud) à ne se cantonner qu'à l'aspect extérieur du monde et voir l'intérieur comme une causalité simple, nous ne pouvons comprendre la totalité. Jung a montré combien le monde intérieur est vaste et peut l'être davantage encore. Notre époque a extériorisé et confisqué notre monde intérieur dans le « Cloud ». Tous rivés aux petits écrans qui régissent nos vies de manière bien prévisibles, notre intériorité se limite aux médias de masse. Mais le monde intérieur est potentiellement plus vaste encore. Comment le conquérir, le développer, le meubler ? L'Internet est-il obstacle ou prolongement ? De quel monde intérieur voulons-nous ? Voulons-nous le limiter ? Et comment y accéder ? Jung n'est certainement pas un philosophe facile. De tous ceux que j'ai étudiés, il est celui qui a inventé le plus grand nombre de concepts. Les autres se contentent souvent de tout expliquer d'un seul point de vue relativement simple en produisant un concept génial autour duquel le monde entier vient graviter. Notre philosophe a senti le besoin d'en créer une impressionnante panoplie pour rendre compte de la complexité du conscient et de l'inconscient. Jung est à la fois philosophe, psychiatre, psychologue, médecin, sociologue et théologien ; rien de moins. À le lire, nos pensées foisonnent en tous sens, c'est à croire qu'on perd cohérence ; pourtant l'effet libérateur qu'il provoque ouvre l'esprit sur de fantastiques créations. Peut-être est-ce la raison qu'il soit maintenant passé un peu dans l'oubli. Notre époque s'accommode mal de la libération de la pensée. Son foisonnement inquiète. On aime bien le Copy/Paste sécurisant qui nous tient captifs des liens dont nous faisons la promotion au lieu de nous ingénier laborieusement dans l'originalité. |
||||
[1] C. G. Jung, Réponse à Job, Buchet Chastel © 2009.
|
||||