Cogitations 

 

François Brooks

130413

Essais personnels

 

Archéologie des origines

SOMMAIRE

Quelle est la genèse de la genèse ?

Comment créer Dieu ?

Crise de foi ! Quelle crise de foi ?

Quelle est la genèse de la genèse ?

La pensée mystico-religieuse est l'unique forme de pensée dont l'humanité a été capable pendant des millénaires.

Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet, 2009, (p. 152)

L'obsession humaine la plus tenace est sans doute celle de l'origine. Nous sommes habités par l'interrogation permanente qui cherche à expliquer tout ce qui apparaît soudainement comme par magie dans notre champ de perception. Comment suis-je venu au monde ? Comment s'est formé l'Univers ? Quelle est l'origine de la civilisation ? Qui a inventé ceci ou cela ? Qui a écrit tel ou tel texte ? Quel philosophe a créé le concept qui occupe notre pensée ?

Mais au-delà de cette curiosité sur l'origine des choses, une question encore plus fondamentale me hante l'esprit depuis toujours : par quel moyen la réalité est-elle créée ? Quelle est la genèse de la genèse ?

Nous savons par le bouddhisme que le monde tel que nous le percevons n'est qu'illusion, mais comment cette illusion s'y prend-elle pour se présenter avec une telle réalité ? Quelle procédure de déconstruction devons-nous utiliser pour comprendre comment l'humain s'y prend pour établir sa vérité ?

Berkeley nous offre déjà un point de départ intéressant avec l'immatérialisme. Après lui, nous savons que la matière n'a aucune réalité matérielle. Seul l'esprit percevant lui attribue sa réalité. Le verre dans ma main n'a de réalité qu'en fonction de mes sens (ouïe, vue, toucher, etc.), et mes sens sont raccordés au cerveau qui interprète les données sensitives d'après lesquelles se constitue une image mentale de la réalité de ce verre. Celui-ci n'existe que pourvu qu'il y ait un esprit pour faire la synthèse des sensations perçues et lui donner un sens. Dans l'esprit du nourrisson, le verre n'a pas encore de sens. Il ne sert pas à boire avant d'en être instruit. Il en est ainsi pour chacun des objets qui constituent notre environnement. Leur sens, leur utilité et raison d'être n'apparaît pas à première vue.

Ceci est encore plus évident pour le langage. Comment apparaît le sens des mots ? Carlo Rovelli [1] montre que c'est par la répétition. Pour le comprendre, on n'a qu'à se demander quel serait le sens d'un mot qui ne serait prononcé qu'une seule fois ? Par exemple, disons « schlumbachlick ». Ce mot, comme tout mot entendu pour la première fois n'a pas de sens. S'il ne devait jamais être répété, il n'accéderait pas à l'univers sensé. La réalité langagière naît donc de la répétition. C'est parce que nous avons déjà entendu plusieurs fois chacun des mots de la langue, que nous pouvons les employer avec l'assurance que nos interlocuteurs les comprennent. Ceci est évident pour les concepts matériels : maison, voiture, homme, poisson ; ces mots ne présentent aucune difficulté d'interprétation. Dans le langage abstrait, la nécessité de la répétition devient encore plus évidente.

Comment créer Dieu ?

On demande souvent : « Croyez-vous en Dieu ? » Certains y croient, d'autres non. Mais comment cet Être métaphysique parvient-il à recouvrir un sens pour ceux qui y croient ? Pour y croire, l'individu doit avoir été initié au concept. Le mot Dieu, prononcé pour la première fois, est d'abord un vocable neutre, un son sans connotation culturelle, un bruit. Peu à peu, après répétition et mise en contexte, il acquiert un sens. Même l'athée reconnaît un certain sens au mot, mais il refuse d'y prêter attention. Par contre, le croyant qui s'adonne à un rituel où le mot est répété, encore et encore, avec le temps et au fil des répétitions, celui-ci prendra graduellement un sens incontournable. Si pour l'athée Dieu n'est rien, pour le croyant, ce néant, à force d'en parler, de le prier, finit par avoir de la consistance  [2]. Affirmer que Dieu n'existe pas ne dit rien sur Dieu sinon qu'on refuse de lui prêter attention ; le concept rejoint la catégorie des chimères. Par contre, le croyant qui a récité encore et encore le Je crois en Dieu, ne peut comprendre l'absurdité de l'athée. Ainsi, la réalité n'est pas tant constituée de choses tangibles que d'un monde qui perd graduellement son aspect mystérieux à force de répéter, par le geste et le langage, les mots qui lui donnent sens ; l'abracadabra génère la réalité. Le culte fonde la réalité religieuse et crée le Dieu tant prié.

Et attention ! connaître le mécanisme n'enlève rien à la magie. Ce n'est pas parce que je sais que Dieu est une création du rituel qu'il est irréel ; au contraire, si je continue à le prier c'est parce que je sais que c'est la seule manière de lui donner une réalité effective dans ma vie ; nous savons que les personnages qui apparaissent à l'écran de télévision ne sont pas dans notre salon, ils n'en ont pas moins une forme de réalité qui convient parfaitement à l'usage qu'on en fait.

Ainsi en est-il de la religion, mais aussi de la réalité politique, culturelle et sociale. La culture est un ensemble de traditions et d'usages communs à un groupe ethnique et géographique. La tradition n'est que répétition. L'idée fortement répandue qui consiste à faire du religieux et du laïque deux mondes séparés nous empêche de voir que la réalité de l'un et l'autre prend son sens essentiellement dans le même type d'activité rituelle. Quelle différence y a-t-il entre le religieux qui assiste régulièrement à la messe et le téléspectateur athée assidu à une série télé ? L'un croit en Dieu, l'autre pas, mais ce faisant, leurs rituels respectifs les renforcent chacun dans un système de valeurs qui s'affermit à l'usage. La question n'est plus : « Dieu existe-t-il ? », mais plutôt : « Par quel rituel votre Dieu parvient-il à l'existence ? »

Crise de foi ! Quelle crise de foi ?

La crise de foi occidentale en est-elle vraiment une ? Si on analyse l'ensemble des valeurs mises en scène dans la culture athée et religieuse, j'y vois beaucoup plus de similarités que de divergences : amour, concorde, honneur, respect de la propriété privée, etc., ces valeurs ne figurent-elles pas autant dans le programme évangélique que profane ? On a du mal à comprendre que le contenu humain, profane et religieux, reste le même. On s'acharne sur les différences accessoires alors que l'un est tout aussi rituel que l'autre ; elles ont pour but l'émergence d'une réalité culturelle commune par la répétition. La question n'est pas : « À quel rituel êtes-vous abonné ? », mais plutôt : « Peut-on vivre hors des rituels qui façonnent nos valeurs ? »

L'Histoire montre une succession de rites s'adaptant à chaque époque et tirée par le développement technologique. L'antique théâtre grec revêtait les mêmes fonctions que la télévision : mettre en scène le registre émotionnel de l'humanité pour présenter un miroir dans lequel elle aime se contempler, et raffermir l'ensemble des valeurs du groupe par la répétition.

Ainsi convergent la sagesse bouddhiste qui voit le monde comme illusion et la modernité, où le rituel publicitaire peuple nos illusions. Depuis l'Ancien Testament en passant par Homère, la Chrétienté et l'Islam, nos rituels contemporains rivalisent pour faire passer l'Univers du néant à la réalité au moyen d'une boucle répétitive sur laquelle le monde se fonde.

« Je suis une boucle étrange » écrivait Douglas Hofstadter. Effectivement, ne sommes-nous pas tout simplement une boucle autoréférente ? Dès lors s'éclaircit la genèse de l'individu. En soi, la personne n'existe pas en tant qu'individu puisque, fondamentalement, nous sommes le même être, c'est-à-dire le même néant cherchant à se dé-néantiser (Sartre). Mais cet individu que nous sommes ne l'est devenu qu'en vertu des répétitions et rituels propres à chacun. Je suis Canadien, Montréalais ; j'appartiens à une collectivité géographique. Je suis français ; j'appartiens à une collectivité culturelle : ceci pour mon être public. Dans le privé, je suis père, mari et amant. Je suis aussi un individu isolé dans mes sensations propres. Mais tout cela participe à créer une réalité illusoire qui ne tient qu'à la pérennité des rituels qui me constituent.

[1] Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet, 2009 (p. 159)

[2] Léo Ferré, Ludwig, 1981, p. NNN.

Philo5
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