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Comment éliminer la souffrance |
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SOMMAIRE |
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La question n'est pas « Peuvent-ils raisonner ? » ni « Peuvent-ils parler ? », mais « Peuvent-ils souffrir ? » Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789 Dans La libération animale, Peter Singer, m'ouvre les yeux sur une réalité difficile à regarder. L'usage des animaux comme simples objets d'utilité pose une foule de questions éthiques qui plombent la conscience. Je n'avais jamais envisagé que le racisme, le sexisme et le spécisme soient un même combat. En fait, si nous considérons l'animal du simple point de vue de la constitution physiologique, son intérêt premier, comme pour tout être sensible, est de ne pas souffrir et d'agir selon sa biologie propre : maintenir sa structure et se reproduire (Laborit). Or, l'industrie alimentaire des quarante dernières années s'est transformée de telle sorte que tous les intérêts biologiques animaux sont systématiquement frustrés à chacun des moments de leur horrible existence. Le pleurnichage nombriliste de notre époque semble bien ridicule à côté du massacre annuel des soixante milliards d'animaux enfermés et inaudibles qui nourrissent des égos tapageurs frustrés. Et il n'y a pas que l'alimentation. Vêtement, expériences de recherche, divertissement, confiscation d'habitat, travail forcé ; la souffrance imposée au monde animal est si gigantesque ; par où commencer ? |
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Est-ce possible que je sois responsable d'une telle horreur sans m'en rendre compte ? Jour après jour au moins la moitié de mes repas s'enracine dans la souffrance animale. Pour y échapper, il n'y aurait qu'à devenir végétalien. Oui, mais les autres ? Que faire avec leur culpabilité ? Même si mon alimentation était irréprochable, combien de pressions devrai-je subir pour que mes congénères se sentent moins mal à l'aise de s'adonner à un régime dont ils n'arrivent pas à se soustraire ? « Tu ne veux pas de dinde François ? Hummmm ! Elle est pourtant délicieuse. » D'autre part, puis-je éliminer véritablement toute contribution personnelle à la souffrance animale ? N'est-ce pas prétentieux d'y croire ? Si je ne peux le faire absolument, je peux au moins procéder par degré. Ne rien faire serait abominable. |
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Voyons d'abord en quoi je suis responsable. Tous mes vêtements sont fabriqués de fibres végétales ou synthétiques ; je n'aime pas l'odeur du cuir. À ma connaissance, je n'achète aucun produit cosmétique testé sur les animaux, mais il me faudra être plus vigilant sur ce point. Je vis sans animal de compagnie, une allergie m'en empêche. Je ne vais jamais au zoo ou au cirque, ça me répugne. J'occupe une maison de ville bâtie sur un tout petit terrain n'ayant qu'un impact minimum sur l'occupation du territoire et je n'exploite le travail d'aucun animal. Je mange assez peu de viande et de poisson, mais une partie importante de mon alimentation provient des oeufs et produits laitiers. Comment m'y soustraire ? |
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Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Remplacer la viande par les légumineuses me transforme en usine à méthane alors que je digère assez bien une petite quantité de produits animaux. Évidemment, le végétalisme offre une telle variété alimentaire que le régime carné semble limitatif, mais qu'en est-il du système digestif adulte dont l'entière croissance s'est déroulée en régime carnivore ? Se peut-il que les habitudes alimentaires deviennent une constituante physiologique à laquelle nous ne puissions échapper ? [2] J'embrasse volontiers le régime végétalien, mais devrai-je subir des malaises permanents pour éviter la souffrance d'animaux inconnus ? L'idéal inaccessible m'oblige à chercher un point de confort optimal entre culpabilité morale et malaise physique. |
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L'alimentation n'est pas que personnelle. À partir du moment où je soustrais la souffrance animale de mon assiette, puis-je imposer cette charge morale aux autres membres de ma famille sans heurts ? Une conscience nette m'oblige-t-elle à culpabiliser ceux que j'aime ? Dois-je sacrifier à la convivialité d'une table garnie de délicieux cadavres cuisinés amoureusement ? Et empester ceux qui partagent mon espace vital de mes laborieuses digestions végétaliennes ? Comment sortir de l'impasse ? Qui doit souffrir, l'animal ou ma famille ? Encore une fois, je dois trouver l'équilibre entre ma cuisante responsabilité des souffrances animales et une vie de rapports infernaux.
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Singer couvre l'ensemble de l'éthique alimentaire : souffrance animale, rendement nutritif, coût environnemental, santé-longévité. Il répond aussi à toutes les objections opposées à ses thèses depuis 1975. Mais un point n'a pas été éclairci. Il propose de soustraire l'animal de la chaîne alimentaire, mais celui-ci n'est-il pas un chaînon important de conservation ? Nous savons que les végétaux s'étiolent rapidement. Engraisser le bétail et le porc avec des aliments périssables ne permet-il pas de récupérer des aliments autrement perdus ? L'animal d'élevage produit un faible rendement, mais n'est-il pas aussi ballast de conservation ? |
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Bien entendu la souffrance des camps de concentration d'animaux est une horreur qu'il faut éliminer. Chacun y contribue par ses choix de consommation ; chacun peut donc expulser la souffrance de sa table. Mais le problème est complexe : il résulte d'usages profondément enracinés dans une population mondiale croissante. Singer montre que le rendement de l'alimentation carnée est beaucoup plus faible, mais mon panier d'épicerie bio me coûte quand même 25 % plus cher et je ne suis toujours pas sûr que ces aliments soient véritablement vegan. Pouvons-nous nourrir sept milliards d'humains à prix abordable sans passer par une industrie alimentaire de masse ?
Il est difficile de réfléchir sainement sur la souffrance animale. L'amas d'images d'horreur est considérable [3] ; l'esprit panique et s'embrouille facilement alors que nous aurions tellement besoin du sang-froid nécessaire à l'action efficace. D'aucuns ont vite fait de transformer le débat en prise de position sectaire : êtes-vous végétarien, végétalien, véganien ? Est-ce un titre de noblesse difficile à conserver ou une pratique religieuse culpabilisante ? Que faire si vous tombez dans le péché de la viande ? À partir de quel animal dans l'évolution est-il permis de se nourrir sans perdre son titre de noblesse ? D'aucuns se foutent des conditions de vie animale comme s'il existait une sorte de code de transmission de la souffrance, et pour cause. Pourquoi s'émouvoir d'animaux encagés alors que l'on est soi-même enchaîné à un travail déplorable qui nous paye juste assez pour survivre ? Comment s'émouvoir de l'élevage en batterie alors qu'on est soi-même emmuré dans un petit logement et que l'on ne dispose au travail que d'un minuscule cubicule ? Enfermés dans un sac étroit qui sombre, nous sommes en train de nous noyer. Tous habités d'un instinct de survie vorace nous ne pouvons nous échapper que par la mort. Est-il raisonnable d'exiger un comportement honorable de l'humanité dans de telles circonstances ? Je ne peux donc rien exiger des autres ni même m'engager à ne jamais déroger, mais je trouverai le moyen d'éliminer la souffrance dans mon assiette. |
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[1]
Références :
[2]
Paul McCartney, végétalien notable, a écrit au leader spirituel le Dalaï-lama pour souligner que le fait de manger de la viande contribue à faire souffrir
les animaux, ce qui est en contradiction avec le bouddhisme qui dit
« ne cause aucune souffrance à tout être
vivant ».
Le chanteur ne veut pas en démordre, même si le Dalaï-lama lui explique qu’il mange de la viande pour des raisons de santé.
[3]
Attention, images choquantes :
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