Cogitations 

François Brooks

121018

Essais personnels

 

Dieu plaide coupable
(Le Shack)

SOMMAIRE

Pourquoi Dieu laisse-t-il faire le mal ? — Le Shack

Dieu plaide coupable

Alternative philosophique

Une chrétienté nouvelle et améliorée

Pourquoi Dieu laisse-t-il faire le mal ? - Le Shack

Premier novembre 1755, une secousse sismique détruit la ville de Lisbonne et précipite plus de 50 000 victimes dans une mort atroce. Voltaire s'indigne :
« Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu'il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?
 »

[1]

Un détraqué enlève votre tendre fille de cinq ans pour jouir sadiquement de la mort qu'il lui inflige pendant que vous êtes occupé à sauver son frère de la noyade. Où est Dieu lorsque sa présence est nécessaire ? Votre cœur de père est meurtri. Le Père céleste — indigne modèle — a failli à la tâche. Aucune théodicée, aucune justification ne pourraient réparer l'horreur. La bonté de Dieu est impossible ; pire, de toute évidence il est méchant. Comment qualifier autrement celui qui donne généreusement pour reprendre aussi cruellement ? Une haine sans borne s'empare de vous contre l'agresseur et Celui qui, par sa non-assistance à l'enfant innocent en danger, s'est rendu doublement coupable. Premièrement d'avoir mis au monde le monstre et ensuite de complicité par inaction. Dieu n'est-il pas partout et tout-puissant ? S'il était bon, pourquoi s'entêterait-il à refuser d'intervenir ?

Non. Ça n'a aucun sens. Tout ça c'est de la chimère. Dieu n'existe certainement pas. Un point c'est tout. Mais la haine vous ronge. Jour après jour vous entendez les hurlements stridents de votre enfant horrifiée livrée à l'ogre qui la dévore. « Papa, papa, au secours ! » Un sentiment de vengeance vous envahit ; à votre tour d'être dévoré. Vous imaginez maintenant les pires tortures pour punir le bourreau et, lorsque vos pensées ensanglantées ont fini de transformer sa chair en lambeaux, au bout de votre haine vous êtes seul, vidé de toute envie de vivre. Comment s'évader d'un tel cauchemar ? Vous sentez bien qu'emboîter le pas à la chaîne de violence ne mène nulle part ailleurs qu'à vous transformer en monstre à votre tour. Deviendrez-vous la sombre image de l'agresseur que vous haïssez pour ensuite vous détester vous-même et en bout de compte réaliser qu'en toute justice, vous mériterez le même sort que celui qui vous a privé de votre tendre chérie ? Laisserez-vous la logique de la haine régir votre vie et vous entraîner dans la déchéance et l'homicide — seule juste issue n'est-ce pas ? Si Dieu existait et avait mal agi par omission auriez-vous maintenant plus de valeur que lui ? Serez-vous complice de son ignominie ?

Pas question ! Il faut rappeler à Dieu son devoir de bonté. Il faut le convoquer, lui demander des comptes. Vous valez mieux que lui. Vous avez sauvé votre fils de la noyade ; il a abandonné votre fille. Il est passible de jugement. Le renvoyer au néant serait trop facile ; il ne doit pas s'en tirer à si bon compte. Entendons sa plaidoirie.

Dieu plaide coupable

Identité (nom, occupation et attributs) :
Dieu, alias Elousia (Éloï), Créateur de l'Univers, omniscient, omnipotent, omniprésent, Père céleste parfait, bonté infinie et libre de toute contrainte.

Acte d'accusation :
En tant que Créateur de l'Univers, de l'être humain et à titre de père, Dieu doit affronter ses responsabilités. Comme il est à l'origine de toute chose, qu'il agit librement et volontairement, et puisqu'il sait d'avance tout ce qui va arriver, il est donc responsable de chacune des conséquences de la Création. De plus, comme il est omnipotent et omniprésent, il devient donc complice du mal par omission d'intervenir en cas d'urgence.

Dieu plaide coupable, mais invoque trois circonstances atténuantes : la liberté,  l'amour et la promesse d'un avenir meilleur. Oui, oui, vraiment meilleur, il ajoute même la vie éternelle.

 Comme il a créé l'homme à son image — libre, parfaitement libre (la vie est la liberté même) — s'il intervenait à tout moment pour dévier le cours des choses, la liberté serait l'esclavage. L'univers serait une mécanique prévisible, le contraire de la vie. Il lui est donc impossible d'intervenir personnellement et directement. Toutefois, Dieu reconnaît sa responsabilité initiale et propose deux arrangements en réparation : l'amour indéfectible et la promesse que toute tragédie soit transformée en bien dans un avenir dont il garde le secret et nous réserve l'heureuse surprise. Avec un aplomb imperturbable, il ajoute cependant une condition sine qua non : nous devons lui faire confiance et l'aimer inconditionnellement. Il nous laisse le loisir de refuser cette entente ou de la temporiser à volonté, mais nous prévient que nous ne pourrons vivre sereinement tant que nous n'y aurons pas consenti.

Quel toupet ! Quel criminel insolent ! Aucune honte, aucun regret ! Non seulement il ne promet pas de s'amender, mais il exige notre amour et notre confiance aveugle sans quoi il retourne le fer dans la plaie. Peut-on imaginer le dépeceur de votre petite chérie offrir pour toute réparation l'exigence d'être aimé inconditionnellement et la promesse vague de vous rendre quelque bien à sa discrétion dans un avenir incertain avec risque de récidive ? Votre colère est au comble.

Mais Dieu ne démet pas. Il invoque son histoire personnelle en garantie.

Éloï, Éloï, lema sabaktani ?
(Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?)

Psaumes 22:2 [2]

 Il prétend avoir envoyé son fils Jésus pour sauver l'humanité. Il explique qu'il a alors souffert autant que nous la perte de son propre Fils torturé et mis à mort en croix injustement par l'humanité. Passant sous silence le fait qu'il est lui-même le Créateur de cette cruelle humanité, il prétend nous avoir pardonné et implore que nous fassions de même en échange de quoi il propose la rémission des péchés complète, totale et universelle pour l'infinité des temps à venir. Bref, si nous consentons à lui pardonner, il nous offre une licence définitive et illimitée, quoi que nous fassions de mal, passé, présent et à venir. Il nous assure ainsi d'un amour infini et nous libère de toute attente ou responsabilité. Bref, aime et fais ce que tu veux (Augustin).

Tentant !? Qui ne serait pas séduit par une telle proposition. En le reconnaissant comme autorité suprême — en échange de notre soumission à sa volonté — il promet un amour indéfectible et l'amnistie totale. Quiconque ayant quelque chose à se reprocher ne serait-il pas tenté de conclure l'accord ? Tope là ! Et du coup, le plus grand criminel de l'Univers — Dieu lui-même — sort du tribunal, remporte honneur, gloire et trône suprême. Qui est celui qui offre un pacte aussi diabolique ?

Un doute vous assaille. Qui est le Jésus de la légende ? Est-il vraiment ressuscité ? Et puis la vie éternelle, dans quelles conditions ? Déjà coincé dans cette vie de souffrances qui en voudrait encore une autre ? Qui dit que la vie est préférable au néant ? Bien sûr tout être vivant cherche à maintenir sa structure et se à reproduire, mais aucun être humain n'a demandé de venir au monde. Le néant ne fait souffrir personne. Le premier bonheur serait de ne pas naître et le second, de mourir le plus rapidement possible (Sénèque). Et en bout de compte, nous voulons bien nous assujettir à l'autorité d'un souverain, mais pourquoi le ferions-nous s'il n'apporte qu'une protection aléatoire ? Je veux me soumettre à une force qui m'apporte une sécurité digne de ce nom, pas à une chimère mythique impuissante et prétentieuse.

S'opposant à tant d'absurdités, le XIXe siècle a prononcé la sentence : Dieu fut condamné à mort. On se demande même s'il n'a jamais existé.

Alternative philosophique

Nous voilà seuls au monde avec un deuil insupportable. La rage au cœur et la mort dans l'âme on ouvre le roman de William P. Young à la page 160. Mack, le père éprouvé, commence à fléchir. Une douce folie consolatrice ne vaut-elle pas mieux que de sombrer dans la démence destructrice ?

S'adressant au Tri-Dieu :

J'aurais encore juste une chose à dire. Je ne parviens pas à imaginer un aboutissement qui justifie tout cela.

Papa [Dieu-le-Père] se leva et contourna la table pour venir le serrer dans ses bras,

Mackenzie, nous ne justifions rien. Nous rachetons tout.

Dieu plaide donc coupable !

Maintenant, reste à prononcer la sentence.

Peut-on châtier Dieu ? Peut-on lui infliger une peine ? Seulement si on peut l'identifier, le localiser. Qui est Dieu ? Où est-il ? Si c'était un Dieu personnel comme l'était Jésus, ce serait facile. Convoqué, jugé, sentencié, exécuté. Mais comme il est impossible de lui assigner une identité distincte, puisque Dieu est omniprésent, immanent, c'est chaque chose qu'il faut punir. Dès lors la vie devient un enfer puisqu'il faut faire souffrir — en expiation — toute chose. Même si Dieu a mal agi en créant toute vie — puisque ce faisant, il a inventé la souffrance — comme nous faisons partie de la Création, veut-on souffrir et expier l'erreur monumentale de Dieu ? Veut-on participer au châtiment ? Veut-on d'une justice qui nous fait vivre l'enfer ?

C'est ici qu'apparaît la seule issue possible : le pardon. Il n'est pas optionnel, il devient nécessaire pour échapper à l'enfer. Il faut pardonner à Dieu pour éviter la sentence qu'il mérite puisque celle-ci retomberait inévitablement sur nous. Comme nous sommes sa création, Dieu c'est nous aussi. Il faut aider Dieu à se sauver du châtiment auquel nous ne saurions échapper sans notre propre pardon.

De plus, si nous avons fauté nous-mêmes en engendrant — si nous sommes père ou mère — ne sommes-nous pas captifs d'une boucle ? Pardonner à Dieu nous permet d'implorer le pardon de nos enfants et redonne à la vie la possibilité d'un sens joyeux et léger. La rancœur, bien que légitime, nous accable d'un poids insupportable. Comment s'en libérer autrement ?

D'autre part, si nous choisissons de condamner Dieu à mort en déclarant son inexistence nous devons alors faire acte de maturité et prendre sur nous l'entière responsabilité de notre vie, en assumant toutes les conséquences (Sartre). Mais tant que Dieu existe, nous conservons le délicieux privilège de l'irresponsabilité — privilège de l'enfance.

Tu le condamneras à mort de temps en temps. Ainsi sa vie dépendra de ta justice. Mais tu le gracieras chaque fois pour l'économiser. Il n'y en a qu'un.

 Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1943

L'idée du pardon contient quelque chose de monstrueux. Elle demande de consentir à une absurdité émotionnelle. Rien de plus naturel que le désir de vengeance après l'outrage. Neutraliser l'agresseur est au cœur du principe de sécurité. Mais cette perversion de la justice nous sauve de l'escalade de la démence destructive.

Une chrétienté nouvelle et améliorée

Le christianisme est une religion qui, pour rester vivante, a traversé plusieurs périodes de mutation au cours des vingt derniers siècles. L'examen de la théodicée n'est jamais achevé ; encore et toujours la question revient avec insistance : Si Dieu existe, pourquoi laisse-t-il faire le mal ? Longuement débattue par les philosophes (dont Voltaire, Leibniz et Spinoza) elle nous apparaît aujourd'hui avec d'autant plus d'insistance que notre jugement est sollicité en permanence par les médias qui nous rapportent les abominations qui semblent foisonner toujours davantage dans un monde d'une densité croissante. La liberté de pensée s'est propagée avec une telle force qu'il nous appartient maintenant de juger Dieu. Les grandes questions théologiques sont désormais à la portée de tous.

* * *

William P. Young propose quelques innovations dans son roman Le Shack [3]. Sans toucher aux attributs classiques de Dieu — bonté, omniprésence, omnipotence, éternité — il insiste sur l'idée que Dieu est d'un amour invincible et d'une liberté totale qui n'exige aucune contrepartie, aucun rituel ou engagement. Il propose une nouvelle relation à Dieu à l'image de notre devoir parental contemporain. Il postule l'état relationnel, sorte d'état de grâce qu'il oppose à l'autonomie considérée comme néfaste. Déjà présente dans l'air du temps, l'idée est reformulée avec une grande netteté.

D'abord gouvernement autoritaire sombrant maintes fois dans des excès de colère dévastateurs, l'Être Suprême s'est graduellement adouci à mesure que son pouvoir déclinait au profit des pouvoirs politiques démocratiques, capitalistes ou socialistes. Rassemblant autrefois un empire régissant les continents, la chrétienté est aujourd'hui réduite au simple rôle de consolation individuelle — exempte de rituels (v. p. 277) — dans un monde morcelé par les médias luttant férocement pour notre temps de cerveau.

Le programme des valeurs proposées par Young fournit une perspective intéressante et novatrice puisqu'il permet à chacun de rallonger une mythologie chrétienne déjà présente dans les esprits (mèmes occidentaux très répandus) en se la réappropriant pour l'adapter aux principales valeurs de l'époque : féminisme, écologisme, individualisme, anticonsumérisme sentimentalisme, populisme et onirisme fantastique.

Mais la forme de liberté à laquelle l'auteur demande d'adhérer donne à l'idée de Dieu qu'on évoque à tout moment une impression gênante d'usurpation à celui qui s'y refuse. En effet, que peut-on dire à quelqu'un qui prétend être en relation permanente avec l'Être Suprême ?

Pourtant, avec 10 millions d'exemplaires vendus, la démarche a maintenant pénétré une couche de la population suffisamment importante pour susciter de virulentes critiques de la part même des chrétiens dont on aurait pensé être ses alliés naturels.[4]

[1] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756.

[2] On retrouve la plainte trois fois dans la Bible chrétienne :
Psaumes 22:2, Matthieu 27:46 et Marc 15:34.

[3] William P. Young, Le Shack (La Cabane), Le Jour © 2009 (William P. Young © 2007).

[4] Quelques références :

Page de l'auteur sur Wikipedia

Interview with William P. Young
After the Shack 1/3
After the Shack 2/3
After the Shack 3/3

Film en préparation

Critiques
The Shack and the evil theology it brings (Le Shack engendre une théologie maléfique)
"The Shack" Is this book full of heresy!? (Le livre Le Shack est-il rempli d'hérésie !?)
"The Shack" signals "The Death of Discernment" (Le Shack annonce La mort du discernement)

Après toutes ces considérations sérieuses sur lesquelles les gardiens de la bien-pensance combattent farouchement pour défendre leur chasse gardée contre un roman à succès qui exploite notre sentiment d'indignation à fond la caisse, vous aurez sans doute besoin d'alléger l'atmosphère.
Jim Carrey vous propose d'aborder les mêmes questions en rigolant ferme.
Bruce Tout-Puissant (Bruce Almighty)

Philo5
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