Cogitations 

François Brooks

24 mars 2012

Essais personnels

 

État de foule

[1]

Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique : il faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose, ou se résigner à être dévoré par elles.

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895

Si la foule était un individu, il serait plutôt détestable. Gustave Le Bon la décrit comme incapable de raisonner, sujet à la contagion mentale, esclave du rêve et de ses sentiments. La simple observation le confirme mais je ne suis pas une foule, je suis un individu, je ne suis donc pas détestable.

L'embêtant c'est que nous ne comprenons pas que la foule c'est moi, aussitôt que la TV est allumée, alors que celle-ci me répète sans cesse que je suis un individu libre de mes choix, unique, et m'abreuve continuellement de tous les honneurs royaux dus à mon « haut rang » d'homo sapiens dont l'opinion est sans cesse sollicitée.

Cette « foule » que je suis envahit ma psychologie individuelle, m'investit et m'anéantit au profit d'une plus-value ressentie comme un pouvoir personnel acquis en vertu du nombre. Pourtant, cette foule berçante réduit mon intelligence au plus bas dénominateur commun. Comme la main protégée en permanence d'un gant devient plus vulnérable, mon esprit vêtu de la foule échange sa raison et son sens critique contre la protection rassurante d'une masse déraisonnant dont on flatte les pulsions pour l'amadouer et l'asservir. Les médias savent apprivoiser la bête. Suis-je donc détestable ?

Comment savoir si je suis dans mon état normal ou en état de foule ? Dans mon esprit aucun voyant ne s'allume pour m'indiquer que mon cerveau passe de l'état de maître à esclave, d'homo sapiens à foule sentimentale.

Lors d'une manifestation populaire, je sens bien que je suis sous influence. Quand je scande répétitivement les slogans jusqu'à ce qu'ils perdent leur sens, je sais que je participe à quelque chose d'idiot, mais assis devant la télévision, ne suis-je pas un individu ? Quand la radio est allumée chez moi, ne puis-je pas l'éteindre à tout moment ? Et l'ordinateur qui sollicite mon jugement plus que pour tout autre média n'est-il pas le contraire de l'état de foule ? En fait, la foule est composée d'individus. C'est l'état mental qui crée la foule. L'état de foule est une manière d'être. Le Bon le décrit ainsi : sentiment d'invincibilité, sujet à la contagion mentale, hypnotisé. Dans l'intimité de ma demeure, les médias me transforment subtilement en foule.

En fait, l'état de foule est un sentiment délicieux comment reconnaître qu'un état aussi désirable soit néfaste ?

Tout individu est ridicule par lui même ; rien qu'à l'observer, on voit bien la fissure dans toutes les influences qui le composent : le chic pantalon est froissé, la racine de sa chevelure trahit une teinture déjà vieille, l'automobile qui devait lui apporter la liberté est coincée dans le trafic. Mais l'état de foule l'affranchit de l'individualité donc, du ridicule.

Pourquoi la foule serait-elle détestable ? Quand je suis assis devant la télévision ou tout autre média, la futilité de ma solitude s'évanouit pour donner du sens à mon existence. Aussitôt qu'une présence socioculturelle m'accompagne, je suis investi de l'immunité de la foule. Bien sûr, je suis hypnotisé, comme tout contenu culturel l'oblige. En parcourant ces mots mêmes, c'est toute la société qui les a mis en vous et qui vous habite qui s'anime. La foule n'est pas seulement devant, elle est aussi en nous.

Mais alors, si l'état de foule est l'état permanent de tout individu dès qu'il se branche sur la culture n'est-il jamais possible qu'il réfléchisse par lui-même ? Qu'est-ce que la réflexion ? Qu'est-ce que la pensée personnelle ? Qu'est-ce que l'esprit critique ? La foule n'aiguise-t-elle pas notre esprit critique ?

Bref cette réflexion tourne à la confusion jusqu'à ce que je reconnaisse que l'état le plus délicieux n'est pas la liberté, comme les médias ne cessent de nous répéter, mais le doux asservissement à mes sentiments que je retrouve dans la foule spécifique à laquelle j'abandonne ma liberté. Détestable, je le suis, mais la foule m'affranchit. Curieuse liberté que celle de s'asservir à la masse !

[1] Alain Souchon, Foule sentimentale, Album C'est déjà ça © 1993.

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