Passages choisis 030430

J'accuse l'économie triomphante [1]

par Albert Jacquard

Éditions Calmann-Lévy © 1995

p. 19

   La question essentielle est : combien la Terre peut-elle supporter d'humains ayant les habitudes de consommation des citadins occidentaux d'aujourd'hui?

p. 23

   Ce que nous vivons actuellement est la conséquence de choix, le plus souvent implicites, faits en imaginant un monde des hommes infini. Aujourd'hui, selon le mot de Paul Valéry, « le temps du monde fini commence ».

p. 32

Il n'est plus nécessaire d'exploiter les travailleurs ; il suffit de se passer d'eux. À l'exploitation a succédé l'exclusion.

p. 34

[...] Les moyens fournis par l'informatique permettent de ne laisser dans l'ombre aucun agissement. Cet espionnage de tous les citoyens sera le prix à payer pour maintenir un semblant de paix [concorde] intérieure. Liberté ou sécurité, il faut choisir. [...]

p. 38

Qui pèse le plus lourd du Premier ministre belge ou du patron de la Société générale de Belgique? La réponse est évidente ; mais le premier est connu de tous, on sait comment il est parvenu à cette fonction, tandis que le second est sorti vainqueur de tractations souterraines au sein du conseil d'administration dont seuls quelques initiés ont eu connaissance. En fait, les décisions les plus importantes pour l'ensemble des hommes sont prises par quelques personnages appartenant à une collectivité très réduite, détentrice d'un pouvoir partagé par consentement mutuel.

p. 44

[...] On n'a que l'embarras du choix lorsque l'on énumère les catastrophes provoquées par l'économisme.

p. 45

Au cours du XIXe siècle, le développement de l'industrie a posé un problème nouveau : loger les ouvriers et leurs familles. [...] Logé non loin du lieu de travail, bénéficiant d'un loyer adapté à son salaire, l'ouvrier pouvait se considérer comme traité de façon digne. Il ne prenait conscience de la nasse dans laquelle il était enfermé que lorsqu'il devait, ou voulait, mettre un terme à son emploi.

[...]

Né Michelin, l'enfant était éduqué Michelin, soigné Michelin, enterré Michelin, et le Dieu qu'il priait l'incitait à remercier une providence dont le nom était Michelin. Bien sûr, il vivait dans une maison Michelin.

p. 52

Mais, la mode de l'ultralibéralisme aidant, le secteur économique lié à l'immobilier a été abandonné au raisonnement des économistes intégristes. Un logement n'est plus considéré comme un moyen de satisfaire un besoin humain, il est un objet de spéculation, une source de profits d'autant plus élevés que cet objet est plus rare. On a abouti ainsi au scandale de la multiplication des logements vides (117 000 à Paris selon l'I.N.S.E.E. en 1992) et des immeubles de bureaux inutilisés (plus de 1 500 000 mètres carrés, soit l'équivalent de 20 000 logements) alors que des dizaines de milliers de familles cherchent vainement un logement décent.

p. 58

[...] Ainsi, la société se structura-t-elle, à partir de l'époque néolithique, en trois grands groupes : (1) les guerriers protégeant contre les exactions des ennemis, (2) les prêtres protégeant contre les maléfices des dieux, et (3) les travailleurs produisant et construisant.

p. 59

[...] l'aristocratie a été le premier traitement social du chômage.

p. 60

[...] Peu à peu, il a été admis comme une évidence que la justification essentielle de l'accès aux biens désirés était le fait d'avoir mérité un salaire. [...]

p. 61

[...] la capacité à travailler est devenue la mesure de la valeur humaine. [...]

[...]

Au cours des dernières décennies, le bouleversement des modes de production a fait perdre sa pertinence à un tel regard. [...]

p. 63

Il ne s'agit plus de trouver une issue à la crise, mais de tirer les conséquences d'une mutation profonde, [...]

p. 64

[...] l'agriculture européenne produit des surplus si importants que l'aide à leur écoulement ruine les finances de la Communauté. Pour tenter de réduire cette aide, des primes sont offertes aux agriculteurs qui acceptent de ne pas cultiver leurs terres, étrange aberration lorsque tant d'hommes ne mangent pas à leur faim. Comment en est-on arrivés à une situation aussi scandaleuse?

p. 71

Vous sortez de Paris un jour de printemps et prenez la route de Beauvais ; vous traversez le « pays de France » où s'étalent de merveilleux vergers en fleurs, dans une splendeur de couleurs pastel. Mais de cette splendeur vous ne verrez rien ; de chaque côté, la route est bordée de centaines d'immenses panneaux qui vous persuadent que les soutiens-gorge X sont plus confortables que les soutiens-gorge Y, que les yaourts U sont meilleurs que les yaourts V, ou qui énoncent des phrases totalement dépourvues de sens telles que : Avec Carrefour je positive! Toutes les routes nationales, à l'entrée des villes, petites ou grandes, ont été ainsi défigurées par les afficheurs qui semblent faire assaut de stupidité, de cynisme et de mauvais goût. [...]

Aujourd'hui, vous entrez dans Cahors, dans Besançon ou dans Soissons entouré par les mêmes slogans ridicules, les mêmes images d'une laideur repoussante. Les gamins qui osent taguer les murs sont menacés de tous les châtiments ; les afficheurs, eux, ont carte blanche pour détruire nos paysages.

p. 73

[...] Il ne s'agit plus d'améliorer la qualité des produits offerts par une grande entreprise sous une marque commune, mais la perception floue qu'en ont les acheteurs. Ceux-ci sont considérés ouvertement comme assez stupides pour acheter telles cigarettes non parce qu'elles sont meilleures, mais parce que le dernier Grand Prix a été remporté par une voiture sur laquelle leur nom était écrit. Il est clair que cette victoire dépendait de la tenue de route du châssis, de la puissance du moteur, en aucune façon de la cigarette ; elle en améliore pourtant les ventes. Ce ne peut être que le signe d'une débilité collective, débilité provoquée et entretenue.

Étrangement, sans doute victimes eux-mêmes de la manipulation dont ils sont coupables, les publicitaires se glorifient de leur pouvoir au lieu de le camoufler. Au cours de l'été 1994, des affiches vantant l'efficacité de la publicité montraient des personnages visiblement dépourvus de cerveaux répétant les slogans qui avaient le plus matraqué le public au cours des mois précédents ; seul manquait le nom du produit, que chacun rétablissait sans le vouloir : Un... sinon rien, Avec... je positive. Dans l'esprit du passant, les points étaient remplacés automatiquement, inconsciemment, par Ricard ou par Carrefour. Le message adressé par les afficheurs aux annonceurs était clair : « Voyez comme nous sommes efficaces. » Perçu par les consommateurs, il était : « Voyez comme nous avons su vous manipuler. » Il est difficile d'imaginer aveu plus net : pour atteindre son objectif, la publicité doit d'abord nous rendre idiots.

Le pis dans cette débâcle du bon sens, est que personne ne réagit. Nous prenons l'habitude de cette gangrène comme un malade qui s'habitue à son mal, ou comme un drogué qui demande constamment des doses plus fortes. Nous nous sommes collectivement inclinés devant un raisonnement économique et le prenons pour une fatalité : la santé de l'économie du pays en dépendrait... Or ce raisonnement est faux. Le contre-exemple montrant l'inutilité de l'affichage routier, pour s'en tenir à ce cas, est fourni par une nation, la Suisse, où l'État a interdit toute forme de publicité le long des routes. Ce pays en est il moins performant?

p. 82

Au cours des dernières décennies, l'endettement des pays dits du Sud a abouti à leur mise sous tutelle. [...] Le F.M.I. leur impose alors un « Plan d'ajustement structurel » (un « P.A.S. ») [...]

Pour commencer à rembourser leur dette, ces pays sont incités à produire non les bien consacrés à la consommation locale, mais les marchandises qu'ils peuvent alors exporter. La même médecine étant imposée à de nombreux pays, ceux-ci sont en compétition pour écouler ces biens échangeables sur les marchés internationaux ; cette compétition en fait baisser les prix pour le plus grand profit des acheteurs, les grandes sociétés multinationales. Selon les Nations Unies, l'indice des prix des produits exportés par le Sud est passé de 100 en 1980 à 48 en 1992 ; autrement dit, ces pays ont dû exporter des quantités deux fois plus grandes pour pouvoir rembourser la même somme. On imagine les conséquences pour leurs peuples, déjà à la limite de la survie. Comble d'hypocrisie, cette cure d'amaigrissement imposée aux affamés par les biens nourris enfonce les premiers dans une misère toujours plus insupportable et permet aux seconds de se présenter comme des sauveurs.

p. 92

[...] le débarquement des troupes américaines en Somalie, le 9 décembre 1992, a eu lieu à l'heure du prime time aux États-Unis ; il fallait que le public soit devant les téléviseurs pour assister à l'événement en direct. Les soldats ne se battaient pas réellement pour venir rétablir l'ordre dans un pays déchiré, mais pour améliorer les recettes publicitaires des chaînes de télévision. Les généraux étaient, de fait, aux ordres de l'argent. L'intégrisme économique a atteint, ce jour là, un sommet.

Quels bénéfices auraient pu engranger les annonceurs, si la bombe d'Hiroshima avait pu être lancée devant les caméras, à une heure de grande écoute! Ce sera pour la prochaine fois.

p. 97

Les calamités dont nous venons de commencer la liste n'ont bien sûr pas été délibérément voulues par de méchants économistes qui ont sciemment donné des conseils néfastes aux « décideurs ». Nous pouvons faire l'hypothèse que chacun n'a eu qu'un désir, proposer la meilleure réponse aux questions posées. Mais l'accumulation de réponses toutes localement optimales peut aboutir à un résultat globalement catastrophique. En fait, la société est victime non des raisonnements des économistes, mais de sa confiance excessive en leur capacité à orienter les décisions.

C'est cela l'intégrisme : la croyance en la valeur absolue des affirmations fournies par une doctrine. Et, par conséquent, l'acceptation aveugle de toutes les règles de comportement que tirent de cette doctrine ceux qui prétendent en être les authentiques dépositaires.

Admettre comme des vérités absolues les propositions des économistes, c'est passer de l'économie, discipline scientifique parmi d'autres, à l'économisme, intégrisme aussi ravageur que les intégrismes religieux.

p. 101

L'acte constitutif de la personne humaine est l'échange.

La nature ne sait produire que des objets. Qu'elle réalise une molécule, un caillou, une bactérie, une anémone, un loup ou un homo, elle assemble des particules élémentaires en un tout rendu cohérent par les interactions entre ces particules. Pour l'observateur, cet objet est défini par ses limites, par la frontière qui sépare ce qui est un élément de son être de ce qui lui est extérieur. Dans la réalité, les interactions fondamentales ne s'arrêtent pas à cette frontière ; elles la traversent ; ainsi, la membrane d'une cellule, la peau d'un animal sont des barrières poreuses, lieux de multiples transferts. Tracer les limites d'un objet est donc un acte arbitraire, conventionnel, partageant l'ensemble de l'univers en deux catégories : ce qui appartient à l'objet, ce qui ne lui appartient pas.

De même lorsque nous traçons un cercle sur une feuille blanche, nous partageons celle-ci en deux domaines, l'intérieur et l'extérieur ; le trait lui-même n'a guère de réalité : pour le mathématicien, son épaisseur est « infiniment petite », il est fait d'une « infinité » de points, chacun de dimension nulle. Par la force de l'habitude, nous admettons ces affirmations sans trop nous poser de questions ; en fait, cette projection vers l'infiniment petit pose problème au point que le mathématicien, lorsqu'il trace un trait quelconque, doit se poser la question : ce segment est-il fermé ou ouvert? C'est-à-dire les points extrêmes qui le limitent lui appartiennent-ils ou non? Quelle que soit la réponse, le dessin est identique ; les propriétés sont cependant différentes en raison de la nature de ces limites.

Tout objet n'a donc de définition que par l'intervention de l'observateur. Qu'il ait une réalité, un en-soi, est une question que chacun peut avoir envie de se poser, mais avec l'évidence qu'il n'y aura pas de réponse objective. Le seul discours possible concerne la relation entre ce qui est connu et celui qui connaît.

Paul Claudel a choisi comme sous-titre de son Art poétique : « Traité de la connaissance ». En effet, il s'agit bien, avec la connaissance, d'une naissance. Mais ne nous trompons pas en désignant le géniteur et l'engendré ; ce n'est pas moi qui, en connaissant, naît au monde ; c'est moi qui fait naître un monde en moi. Dès que je décris un objet, je l'abstrais, j'en construis un modèle. Ce modèle est dit « scientifique » si j'accepte de confronter ses conséquences aux observations que je peux faire à son propos.

Je peux ainsi développer une description parfaitement cohérente de l'univers qui m'entoure, à condition toutefois de ne parler que de ce qui m'entoure, et non de moi. Or je suis capable de dire « je », et mon discours devient fondamentalement incohérent si je prétends m'inclure dans la description. [Le « connais-toi toi-même » de Socrate serait-il donc un koan insoluble!?]

Pourtant, tout me montre que je fais partie de cet univers ; rien de ce que je découvre en moi n'est hétérogène à ce que je découvre hors de moi. Plus je suis capable d'une vision fine, plus l'évidence est grande d'une identité : tel atome de silicium présent dans une de mes cellules et rigoureusement identique à celui que je trouve dans un caillou ; il y a quelques milliards d'années, cet atome existait déjà, fait des mêmes protons et neutrons, des mêmes quarks ; il existera encore dans quelques milliards d'années, et n'aura guère été altéré par son appartenance éphémère à mon corps.

Comment concilier ces deux évidences : je fais partie des objets sécrétés par l'univers ; je suis capable de le savoir, d'être « conscient ». Les objets sont ; l'homme seul sait qu'il est ; en lui, l'objet est devenu sujet.

La mutation est si décisive que les philosophes ont volontiers laissé à ce propos la parole aux théologiens. Admettant que le monde a été créé, et donc qu'il est l'œuvre d'un Créateur, ils ont, lorsqu'il s'agit de l'homme, dédoublé cette œuvre : le Créateur est intervenu, selon eux, deux fois : une première fois pour réaliser un individu concret ; une seconde pour lui attribuer un pouvoir supplémentaire, une caractéristique spécifique en plus de ses constituants observables. Il lui a donné une « âme ».

Un tel discours explique tout, mais ne peut être considéré comme scientifique puisqu'il est non réfutable. Il peut être accepté ou rejeté, au nom d'une foi, mais il se dérobe à toute argumentation reposant sur les propriétés du monde réel.

Une issue peut être cherchée en tenant compte d'une de ces propriétés, évidente mais peu souvent évoquée : les capacités d'action ou de réaction d'une structure matérielle concrète ne sont pas seulement la somme des capacités des éléments qui la constituent ; le plus souvent, la complexité due à l'interaction entre ces éléments provoque l'apparition de pouvoirs nouveaux, inattendus. Le tout n'est pas seulement la somme des parties. Ce n'est pas là un mystère, c'est une constatation que l'on peut faire avec les plus élémentaires expériences de chimie. L'important est que les éléments ne soient pas seulement juxtaposés, mais intégrés en un ensemble où chaque partie est en situation de dépendance avec toutes les autres.

Appliquons ce constat banal à l'ensemble constitué par l'humanité. Dans la mesure où les hommes sont en interaction, cette humanité manifeste des pouvoirs propres dont ne dispose aucun individu, et qui apparaissent du fait même de leur intégration en un ensemble solidaire. Pourquoi ne pas mettre au nombre de ces pouvoirs propres la capacité à faire émerger un sujet là où la nature n'avait été capable que de réaliser un objet?

L'émergence de la conscience apparaît alors comme un événement, certes décisif, provoquant une bifurcation aux conséquences dramatiques, mais se situant dans la lignée des événements tout aussi lourds de bouleversements qu'ont été, sur notre planète, l'apparition de la molécule d'A.D.N. apportant le pouvoir de reproduction ou l'apparition de la procréation à deux, apportant le pouvoir de faire naître en routine des vivants inédits. Il se trouve que la réalisation par les hommes d'un ensemble humain intégré a apporté le pouvoir de faire dire « je » à chacun d'eux.

La clé de cette intégration est la possibilité, pour chacun, d'être en interaction avec les autres, donc de mettre en place un réseau d'échanges immatériels. Tous les animaux sont capables de tels échanges ; mais le contenu de ceux-ci est surtout composé d'informations. Par une danse aux caractéristiques très précises, une abeille enseigne aux autres la position des fleurs où elles peuvent aller butiner avec profit. Les primates, par des grognements ou par des gestes, font comprendre aux autres leurs intentions ou leurs désirs. Entre humains, le contenu des échanges est infiniment plus riche et plus nuancé. Il ne s'agit pas seulement d'informations, mais d'émotions, d'angoisses, de projets. Les événements qui se déroulent au cœur de l'un sont étroitement conditionnés par ceux qui se déroulent en l'autre. Grâce à un langage parlé, écrit ou gestuel capable de nuances infinies, chacun se développe non seulement en fonction du programme dicté par son patrimoine génétique, mais aussi en fonction des incitations proposées par son entourage humain. L'aboutissement de tous les « tu » entendus est le « je » formulé.

Il n'est pas excessif de voir dans sa capacité d'échange la spécificité de notre espèce. C'est par l'échange qu'un groupe humain acquiert son unité, par lui que chaque membre du groupe devient quelqu'un. Existant pour les autres, il finit par être quelqu'un pour lui-même, c'est-à-dire par manifester une « conscience ». [Le « Je pense, donc je suis » autocentré de Descartes, devient ici le « On réagit, donc j'existe » social de (trouver qui a dit ça avant moi?). Le cogito de Descartes est un acte de création entre lui et Dieu. La conscience est créée chez l'individu par la société qui crée cette conscience, ce « je » que chacun dit mais qui est crée par tous les autres.]

L'écart décisif entre les animaux et les hommes est ce besoin étrange : échanger. Les animaux ont besoin de tous les apports matériels qui leur permettent d'alimenter leur métabolisme. Leur survie individuelle dépend de l'approvisionnement en nourriture, en eau, en calories ; leur survie collective dépend de la possibilité de procréer. Dans leur totalité, leurs activités sont consacrées à ces deux impératifs : survivre et se survivre.

L'homme a, en plus, le besoin d'échanger pour devenir non seulement un organisme qui lutte contre l'usure imposée par le temps, mais aussi une personne qui se développe grâce aux opportunités apportées par le temps. Ses activités se partagent entre ces deux objectifs.

Insistons : c'est le fait d'échanger qui est un besoin, non le contenu de cet échange.

p. 168

Une société est « barbare » lorsqu'elle admet que certains de ses membres sont « de trop ». La personne de chacun est le résultat des échanges qu'il a avec les autres. Si nous admettons cette évidence, nous devons en conclure que tous sont utiles à tous. Contrairement à l'exclamation théâtrale de Sartre, l'enfer, ce n'est pas « les autres », c'est de ne pas exister pour les autres. Exclure, c'est condamner à l'enfer [...]

p. 180

Par la science, l'art, la morale, nous avons fait de l'humanité le cadre d'une construction des hommes les uns par les autres. Longtemps cette construction a été entravée par les contraintes du monde concret. Il fallait d'abord subvenir aux besoins immédiats de nos organismes. L'étau qui nous prenait à la gorge vient d'être desserré. La soumission à ce qui semblait une fatalité a reculé. Nous sommes enfin en charge de notre avenir. Mais nous n'osons pas le regarder en face.

Le paradoxe d'une société qui refuse ce qu'elle a toujours espéré, disposer des biens matériels sans avoir à y consacrer l'essentiel de son activité, a sans doute de multiples explications ; l'erreur économiste n'est pas la moindre.

Elle consiste à n'attribuer de valeur qu'à une catégorie de biens, ceux que l'on peut inclure dans un processus d'échange du type « marché ». [...] Que vaut la découverte d'un trou noir au centre d'une galaxie? Que vaut le sourire retrouvé d'un enfant condamné par son patrimoine génétique et sauvé par les médecins? Que vaut la satisfaction de l'adolescent qui élargit son regard sur le monde et sur lui-même? [2]

p. 182

[...] l'idée est maintenant admise que lier le droit aux soins à la capacité de les payer correspondrait à un retour à la barbarie.


[1] Albert Jacquard, J'accuse l'économie triomphante, Éditions Calmann-Lévy © 1995, Le Livre de Poche # 14775.

[2] [Que vaut la liberté d'observer un paysage sans que les panneaux publicitaires ne vous en empêchent? Que vaut le respect de notre paix d'esprit personnelles sans que mille graffitis bruyants n'infectent notre pensée? Voir le texte Dommage au cerveau.]

Il n'y a plus de jour où l'on ne nous affirme que l'économie gouverne le monde, que les lois de la rentabilité et du marché constituent une vérité absolue. Quiconque conteste cette nouvelle religion est aussitôt traité d'irresponsable.

Mais une société humaine peut-elle vivre sans autre valeur que la valeur marchande? Prenant ses exemples dans les domaines les plus variés - logement, emploi, santé, environnement, alimentation... - Albert Jacquard démontre les méfaits de l'économisme triomphant et fanatique qui prétend aujourd'hui nous gouverner. Économiste et scientifique, inlassable défenseur du droit au logement, il expose ici en des pages rigoureuses et claires, appuyées sur une vaste information, les convictions qui fondent son engagement. Il nous invite à refuser la fatalité inhumaine de l'intégrisme économique.


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