Passages choisis 810821
par Erich Fromm
Éditions Robert Laffont © 1978
Différence entre avoir et être
Illustration à partir d'un texte poétique
Concepts philosophiques d'être
Achat-consommation (la voiture)
Héros de l'être et êtres craintifs de l'avoir
Plaisir d'avoir vs joie d'être
Passé et avenir vs ici et maintenant
* * *
p. 33
Le choix entre avoir et être, en tant que notions contraires, ne frappe pas le sens commun. Avoir, semblerait-il, est une fonction normale de notre vie : pour pouvoir vivre, il faut avoir certaines choses. En outre, nous devons avoir certaines choses afin d'en tirer plaisir. Dans une culture dont le but suprême est d'avoir — et d'avoir de plus en plus — et où on peut dire d'un individu qu' « il vaut un million de dollars », comment peut-il y avoir une alternative entre avoir et être? Au contraire, il semblerait qu'avoir est l'essence même d'être ; et que celui qui n'a rien n'est rien.
Pourtant, les grands maîtres de la Vie ont fait de l'alternative « avoir ou être » le thème central de leurs systèmes respectifs. Bouddha enseigne que, pour pouvoir parvenir au plus haut niveau de développement humain, nous ne devons pas être avides de posséder. Jésus nous dit : « [...] que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s'il se détruisait et se perdait lui-même? » (Luc 9, 24 25). Maître Eckhart enseignait que ne rien avoir, se rendre ouvert et « vide », est le seul moyen d'atteindre la richesse et la force spirituelles. Marx enseignait que le luxe est tout autant un vice que la pauvreté et que nous devrions avoir pour but d'être plus et non d'avoir plus. [...]
Pendant des années, j'ai été profondément impressionné par cette distinction et je cherchais sa base empirique dans l'étude concrète des individus et des groupes par la méthode psychanalytique. Ce que j'ai découvert m'a amené à conclure que cette distinction, tout comme celle qui existe entre l'amour de la vie et l'amour de ce qui est mort, représente le problème le plus fondamental de l'existence ; que les données anthropologiques et psychanalytiques empiriques tendent à démontrer que avoir et être sont deux modes fondamentaux d'expérience dont les forces respectives déterminent les différences de caractères chez les individus et les différents types de caractères sociaux.
p. 34
Comme introduction à la compréhension de la différence entre le mode avoir et le mode être d'existence, je propose en exemple deux poèmes composés sur un thème similaire que cite dans ses Conférences sur le zen bouddhiste le regretté D. T. Suzuki. L'un est un haïku écrit par un poète japonais, Basho (1644-1694) ; l'autre est d'un poète anglais du XIXe siècle, Tennyson. Chacun des deux poètes raconte une expérience comparable : sa réaction devant une fleur aperçue au cours d'une promenade.
Voici le poème de Tennyson :
0 fleur, trouvée dans un mur lézardé,
je t'ai cueillie, arrachée à ta fissure,
et, là, je t'ai tenue dans ma main, tout entière, avec tes racines,
petite fleur — mais si je pouvais comprendre
ce que tu es, dans ta totalité, y compris tes racines,
je pourrais savoir ce qu'est Dieu, et ce qu'est l'homme.
La traduction du haïku de Basho donne à peu près ceci :
En regardant attentivement
Je vois le nazuna qui fleurit
Près de la haie!
La différence est frappante. Tennyson réagit devant la fleur en désirant l'avoir. Il la cueille « tout entière, y compris ses racines ». Et tandis qu'il se livre pour finir à une spéculation intellectuelle sur la fonction possible de la fleur qui pourrait lui permettre de pénétrer la nature de Dieu et de l'homme, la fleur est tuée par l'intérêt même qu'il lui porte. Tennyson, tel que nous l'apercevons dans son poème, peut être comparé aux savants occidentaux qui cherchent la vérité en disséquant la vie.
La réaction de Basho en présence de la fleur est toute différente. Il n'a pas envie de la cueillir, ni même de la toucher. Il se contente de « regarder attentivement », pour la « voir ».
p. 41
« Avoir » est une expression faussement simple. Tout être a quelque chose : un corps [2], des vêtements, un toit... ou, pour l'homme et la femme modernes, une auto, un poste de télévision, une machine à laver, etc. Vivre sans rien avoir est pratiquement impossible. Pourquoi, alors, avoir serait-il un problème? Cependant, l'histoire linguistique d' « avoir » montre que le mot est bel et bien un problème. Ceux qui croient qu'avoir est l'une des catégories les plus naturelles de l'existence humaine seraient très surpris d'apprendre que de nombreux langages n'ont aucun mot correspondant à « avoir ». En hébreu, par exemple, « j'ai » doit s'exprimer par la forme indirecte jesh li (« ceci est à moi »). En fait, les langages qui expriment la possession de cette façon et non par « j'ai » sont les plus nombreux. Il est intéressant de noter qu'au cours de l'évolution de nombreux langages la construction « c'est à moi » a laissé ultérieurement la place à la construction « j'ai », mais l'évolution n'a jamais eu lieu dans le sens contraire (comme le fait remarquer Emile Benveniste [3]). Ce fait tend à montrer que le mot correspondant à avoir évolue en relation avec le développement de la propriété privée alors qu'il est absent dans les sociétés où prédomine la propriété fonctionnelle, c'est-à-dire la possession pour l'usage.
p. 43
L'étude du concept d'être se complique de surcroît par le fait qu'être a été l'objet de milliers d'ouvrages philosophiques et que la question « qu'est-ce que être? » a été l'une des plus importantes qu'ait posé la philosophie occidentale. Le concept d'être sera traité ici du point de vue anthropologique et psychologique, mais il est évident que l'étude philosophique n'est pas sans rapport avec les problèmes anthropologiques. Comme un exposé, même succinct, du concept d'être dans la philosophie moderne dépasserait les limites de ce livre, je me contenterai de mentionner un point capital : le concept de processus, d'activité et de mouvement en tant qu'élément de l'être. Comme l'a souligné George Simmel, l'idée qu'être implique un changement, c'est-à-dire qu'être est devenir, a ses deux représentants les plus insignes et les plus intransigeants à l'origine et à l'apogée de la philosophie occidentale : en la personne d'Héraclite et de Hegel.
La position selon laquelle être est une substance permanente, intemporelle et immuable, à l'opposé du devenir, comme l'ont exprimé Parménide, Platon et les « réalistes » scolastiques, n'a de sens que sur la base de la notion idéaliste que la pensée (l'idée) est l'ultime réalité. Si l'idée d'amour (dans le sens platonicien) est plus réelle que l'expérience d'aimer, on peut dire que l'amour, en tant qu'idée, est permanent et immuable. Mais si l'on part de la réalité de l'existence des êtres humains, de leurs amours, de leurs haines, de leurs souffrances, il n'existe alors pas d' « être » qui ne soit en même temps devenir et changement. Les structures vivantes ne peuvent être que si elles sont en devenir ; elles ne peuvent exister que si elles changent. Changement et évolution sont les qualités inhérentes du processus de la vie.
Le concept de vie radical d'Héraclite et d'Hegel en tant que processus, et non en tant que substance, trouve son équivalent dans le monde oriental avec la philosophie du Bouddha. Il n'y a pas place, dans la pensée bouddhiste, pour le concept d'une substance permanente, ni pour les objets ni pour la personne humaine. Rien n'est réel que ce qui est en devenir. [...]
p. 54
Ce qui est vrai pour la conversation l'est également pour la lecture qui est, ou devrait être, une conversation entre l'auteur et le lecteur. Évidemment, quand on lit (comme au cours d'une conversation) la personnalité de l'auteur – ou de l'interlocuteur – est importante. Lire un roman dénué de valeur artistique, banal, est une manière de rêve éveillé. Cette lecture ne permet aucune réaction productive ; le texte est avalé comme un show télévisé, ou comme les chips qu'on mâchonne en regardant le poste de télé. Mais un roman de Balzac, par exemple, peut être lu d'une façon enrichissante, avec une participation interne, c'est-à-dire sur le mode être. Toutefois, la plupart du temps, ce même roman sera lu sur le mode consommation, ou avoir. Les lecteurs, aussitôt que leur curiosité a été éveillée, veulent connaître l'intrigue : si le héros meurt ou survit, si l'héroïne est séduite ou résiste ; ils veulent connaître toutes les réponses. Le roman joue le même rôle que le prélude sexuel : il les excite ; la conclusion, heureuse ou malheureuse, est le point culminant de leur expérience : dès qu'ils connaissent la fin, ils ont toute l'histoire, presque aussi réelle que s'ils l'avaient dénichée dans leurs propres souvenirs. Mais ils n'ont pas relevé leur niveau de connaissance ; ils n'ont pas compris les personnages du roman, et, par conséquent, n'ont pas approfondi leur propre conception de la nature humaine, ni rien appris sur eux-mêmes.
Les modes de lecture sont les mêmes s'il s'agit d'un ouvrage à thème philosophique ou historique. La façon dont on lit un livre de ce genre est formée – ou plutôt déformée – par l'éducation. L'école a pour objectif de donner à chaque élève une certaine quantité d' « avoirs culturels » et, à la fin de leur scolarité, de certifier que les élèves ont du moins la quantité minimale. On apprend aux élèves à lire un livre de telle sorte qu'ils soient capables de répéter les pensées essentielles de l'auteur. C'est de cette façon que les étudiants « connaissent » Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Heidegger, Sartre. La différence entre les différents niveaux d'instruction, du lycée à l'université, repose avant tout sur la quantité d'avoirs culturels qui est acquise et qui correspond en gros à la quantité d'avoirs matériels que l'étudiant est supposé posséder dans sa vie future. Le prétendu bon étudiant est celui qui peut répéter avec le maximum de précision ce que chacun des philosophes avait à dire. Ils ressemblent à un guide de musée bien informé. Ce qu'ils n'apprennent pas, c'est ce qui se situe au-delà de ce type « avoir » de connaissance. Ils n'apprennent pas à interroger les philosophes, à bavarder avec eux. [...]
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Un autre exemple de la différence entre le mode avoir et le mode être est l'exercice de l'autorité. Le point essentiel s'exprime par la différence entre avoir de l'autorité et être une autorité. [...] le mot « autorité » représente un terme général qui a deux acceptions totalement différentes : l'autorité peut être « rationnelle » ou « irrationnelle ». L'autorité « rationnelle » est fondée sur la compétence et aide la personne qui s'appuie sur elle à se développer. L'autorité « irrationnelle » est fondée sur le pouvoir et sert à exploiter la personne qui lui est soumise. (J'ai étudié cette distinction dans Escape from Freedom.)
Dans les sociétés les plus primitives, c'est-à-dire dans les sociétés de cueillette et de chasse, l'autorité est exercée par la personne qui est généralement reconnue comme étant compétente dans une certaine tâche. Les qualités dont relève cette compétence dépendent surtout de circonstances spécifiques, bien qu'il semble qu'on puisse y inclure l'expérience, la sagesse, la générosité, l'habileté, la « présence », le courage. Dans la plupart de ces tribus, il n'existe aucune autorité permanente, mais une autorité émerge en cas de besoin. Ou bien il existe différentes autorités correspondant à différentes circonstances : la guerre, les pratiques religieuses, le règlement des querelles. Quand les qualités sur lesquelles repose l'autorité disparaissent ou s'affaiblissent, l'autorité elle-même prend fin. On peut observer une forme d'autorité très semblable dans de nombreuses sociétés primitives où la compétence est souvent déterminée non par la force physique mais par des qualités telles que l'expérience et la « sagesse ». Au cours d'un test très ingénieux pratiqué avec des singes, J. M. R. Delgado, en 1967, a montré que l'animal dominant, s'il perdait, même momentanément, les qualités justifiant sa compétence, perdait en même temps son autorité.
L'autorité du mode être repose non seulement sur la compétence personnelle nécessaire à l'accomplissement de certaines fonctions sociales, mais aussi sur l'essence même d'une personnalité qui a atteint un haut degré de développement et d'intégration. De telles personnes rayonnent d'autorité et n'ont pas à donner d'ordres ni à menacer, ni à corrompre. [...] (Le problème de l'éducation s'articule sur ce point. Si les parents étaient eux-mêmes plus évolués et s'ils s'appuyaient sur leur propre centre, l'opposition entre l'éducation autoritaire et l'éducation laxiste n'existerait probablement pas. Ayant besoin de cette autorité du mode être, l'enfant réagit devant elle avec empressement ; en revanche, l'enfant se révolte contre l'oppression, l'indifférence ou l'excès d'attention des gens qui montrent par leur propre comportement qu'ils n'ont pas accompli eux mêmes l'effort qu'ils attendent de l'enfant en cours de croissance.)
En même temps que se formaient les sociétés fondées sur un ordre hiérarchique, beaucoup plus grandes et plus complexes que celles des chasseurs et des cueilleurs, l'autorité de la compétence a cédé la place à l'autorité du statut social. Cela ne veut pas dire que l'autorité existante soit nécessairement incompétente ; ni que la compétence ne soit un élément essentiel de l'autorité. Que nous ayons affaire à une autorité du type monarchique – où la loterie des gènes décide des qualités de la compétence – ou à un criminel sans scrupule qui parvient à devenir une autorité par le meurtre et la fourberie, ou, comme si souvent dans nos démocraties modernes, à des autorités choisies sur la base de leur photogénie ou de la quantité d'argent qu'elles ont pu dépenser pour leur élection, dans tous ces cas il peut n'y avoir pratiquement aucun rapport entre la compétence et l'autorité.
p. 62
Dieu qui, à l'origine, symbolise la valeur la plus élevée que nous puissions expérimenter en nous, devient, dans le mode avoir, une idole. Selon le concept des prophètes, une idole est un objet que nous fabriquons nous-mêmes et dans lequel nous projetons nos propres pouvoirs, ce qui nous appauvrit. Nous nous soumettons alors à notre création et, par cette soumission, nous sommes en contact avec nous-mêmes sous une forme aliénée. Alors que je peux avoir l'idole parce qu'elle est un objet, en me soumettant à elle, je lui permets de m'avoir, moi. Dès que Dieu devient une idole, ses prétendues qualités ont aussi peu à voir avec mon expérience personnelle que n'importe quelle doctrine politique aliénée. L'idole peut être vénérée comme un Dieu de miséricorde, mais toutes les cruautés peuvent être commises en son nom, de même que la foi aliénée en la solidarité humaine peut nous faire commettre, sans aucune hésitation, les actions les plus inhumaines. La foi, selon le mode avoir, est une béquille pour qui veut détenir la certitude, pour ceux qui veulent une solution à la vie sans oser la rechercher en eux-mêmes. Selon le mode être, la foi est un phénomène totalement différent. Pouvons-nous vivre sans la foi? Le nourrisson ne doit-il pas mettre toute sa foi dans le sein de sa mère? N'avons-nous pas tous foi dans les autres êtres humains, en ceux que nous aimons, et en nous-mêmes? Pouvons-nous vivre sans avoir foi en la validité des normes qui régissent notre vie? En effet, sans la foi, nous serions stériles, sans espoir, effrayés au cœur même de notre être.
La foi, selon le mode être, n'est pas, en premier lieu, une croyance en certaines idées (bien qu'elle puisse être également cela) mais une orientation intérieure, une attitude. Il serait préférable de dire que l'on est en foi plutôt que l'on a la foi.
p. 64
« Aimer » a aussi deux significations, selon que le mot est exprimé sur le mode avoir ou sur le mode être. Peut on avoir un amour? Si c'était possible, l'amour serait nécessairement un objet, une substance que l'on a, que l'on possède. En réalité, il n'existe pas d'objet qui s'appelle « amour ». L' « amour » est une abstraction, peut-être une déesse, ou un être étranger, mais personne n'a jamais vu cette déesse. En réalité, seul existe l'acte d'aimer. Aimer est une activité productive, qui suppose qu'on ait un penchant, qu'on connaisse, qu'on réagisse, qu'on affirme, qu'on prenne plaisir ; qu'il s'agisse d'une personne, d'un arbre, d'une peinture, d'une idée. Aimer signifie donner vie, accroître l'intensité de sa propre vie. C'est un processus qui renaît et s'accroît de lui-même.
Quand l'amour est expérimenté selon le mode avoir, cela signifie qu'on limite, qu'on emprisonne, qu'on contrôle l'objet « aimé ». C'est étrangler, étouffer, asphyxier, ce n'est pas donner vie. Ce que les gens appellent amour est le plus souvent un mauvais usage du mot, en vue de cacher la réalité du fait qu'ils n'aiment pas.
[...]
Pendant la cour, aucun des deux partenaires n'est encore sûr de l'autre, mais chacun cherche à gagner l'autre. Les deux sont éveillés, séduisants, intéressants et même beaux – dans la mesure où l'éveil, la vie donnent toujours de la beauté à un visage. Aucun des deux n'a encore l'autre ; de telle sorte que l'énergie de chacun le pousse à être, c'est-à-dire à donner et à stimuler l'autre. Quand vient l'acte du mariage, la situation change souvent du tout au tout. Le contrat de mariage donne à chacun des partenaires la possession exclusive du corps de l'autre, de ses sentiments, de ses attentions. Aucun des deux ne doit plus gagner l'autre, parce que l'amour est devenu quelque chose que l'on a, une propriété. Les deux cessent de faire des efforts pour être « aimables » et pour susciter l'amour, si bien qu'ils deviennent ennuyeux et que leur beauté disparaît. Ils sont déçus, désemparés. Ne sont-ils plus les mêmes personnes? Se sont-ils trompés dés le début? Le plus souvent, chacun cherche dans l'autre la cause du changement et s'estime dupé. Ce qu'ils ne voient pas, c'est qu'ils ne sont plus ce qu'ils étaient quand ils s'aimaient ; que l'erreur qu'ils ont commise en pensant que l'on peut avoir un amour les a conduits à ne plus s'aimer. Maintenant, au lieu de s'aimer l'un l'autre, ils décident de posséder ensemble ce qu'ils ont : l'argent, le standing social, une maison, des enfants. Ainsi, dans certains cas, le mariage qui a été inauguré sur la base de l'amour se transforme en une copropriété amicale, une société du type commercial où les deux égoïsmes sont mis en commun ; cette société est la « famille ».
[...]
Ce tableau n'a pas l'intention de prétendre que le mariage ne peut pas être la meilleure solution pour deux êtres qui s'aiment. La difficulté ne se situe pas dans le mariage lui-même, mais dans la structure possessive, existentielle des deux partenaires et, en dernière analyse, dans la société où ils vivent. Les partisans des formes modernes de la vie du couple, tels que mariages de groupe, échanges de partenaires, sexe de groupe, etc., essaient seulement, d'après ce que je peux observer, d'esquiver les problèmes posés par leur difficulté d'aimer en soignant leur ennui avec des stimuli toujours nouveaux et en voulant avoir davantage d' « amants » au lieu d'être capables de n'en aimer qu'un. (Voir l'étude de la différence entre les stimuli « activants » et « passivants » au chapitre X de The Analomy of Human Destructiveness.)
p. 92
Pour ceux qui en ont une, la voiture semble être une nécessité vitale ; pour ceux qui n'en ont pas encore, et particulièrement les gens des États prétendument socialistes, la voiture est symbole de plaisir. Il semble, pourtant, que l'affection que chacun éprouve pour sa voiture ne soit ni profonde ni constante, mais plutôt une brève histoire d'amour, puisque les propriétaires changent souvent leur auto ; au bout de deux ans, voire un an, le propriétaire d'une voiture se fatigue de « sa vieille bagnole », et commence à faire le tour des concessionnaires, à la recherche d'une « bonne affaire ». L'ensemble de la transaction semble être un jeu où, avant tout, chacun joue au plus malin, et la « bonne affaire » est aussi appréciée, sinon plus, que le prix définitif : le tout dernier modèle est devant la porte de la maison!
Il faut tenir compte de plusieurs facteurs pour résoudre l'énigme de l'apparente contradiction entre la relation propriétaire-voiture et l'intérêt à court terme qu'accorde le propriétaire à sa nouvelle acquisition. D'abord, il y a l'élément de dépersonnalisation dans la relation du propriétaire avec sa voiture ; celle-ci n'est pas un objet concret qui est aimé de son possesseur, mais le symbole d'un statut social, une extension de puissance... un constructeur du moi ; la voiture étant achetée, le propriétaire a vraiment acquis un nouveau morceau de son moi. ‚ Le second facteur : l'achat d'une nouvelle voiture tous les deux ans au lieu de, disons, tous les six ans, accroît le plaisir d'acheter ; l'acte de s'approprier une nouvelle voiture est une sorte de défloration – il augmente le sentiment d'autorité de l'acheteur, et, plus il se répète, plus le plaisir est grand. ƒ Le troisième facteur est que la répétition de l'achat donne plus fréquemment l'occasion de « faire une affaire » – réaliser un profit grâce à l'échange – satisfaction qui est profondément enracinée chez les hommes et les femmes d'aujourd'hui. „ Le quatrième facteur est très important : c'est le besoin d'expérimenter de nouveaux stimuli parce que les anciens s'affadissent et s'épuisent en très peu de temps. Dans une étude des stimuli, La Passion de détruire, je faisais la différence entre les stimuli « activants » et les stimuli « simples » (ou « passifiants ») et je formulais cette loi : « Plus le stimulus est « passif », plus il doit être fréquemment modifié en intensité et/ou en nature ; plus il est activant, plus il conserve longtemps ses qualités stimulantes et moins il est nécessaire de le modifier en intensité et en contenu. ... Le cinquième facteur, et le plus important, est le changement qu'a subi le caractère social depuis un siècle et demi, en passant du caractère « thésaurisateur » au caractère de « marketing ». Ce changement n'élimine pas l'orientation possessive, mais la modifie considérablement.
p. 100
Le désir sexuel est une expression de l'indépendance qui se manifeste très tôt dans la vie (la masturbation). Sa dénonciation sert à briser la volonté de l'enfant, à l'obliger de se sentir coupable, donc plus soumis. En grande partie, l'impulsion qui tend à briser les tabous sexuels est avant tout une tentative de rébellion visant à recouvrer la liberté. Mais cette violation des tabous sexuels ne conduit pas par elle-même à une plus grande liberté ; la révolte se noie, pour ainsi dire, dans la satisfaction sexuelle... et, par conséquent, dans le sentiment de culpabilité qu'éprouve l'individu. Seul l'accomplissement de l'indépendance intérieure peut conduire à la liberté et mettre fin au besoin de révolte stérile. Il en va de même pour tout autre comportement qui vise à faire ce qui est défendu dans l'espoir de recouvrer sa liberté. En fait, les tabous créent l'obsession et les perversions sexuelles, mais l'obsession et les perversions sexuelles ne créent pas la liberté.
[...]
L'autorité est « irrationnelle » quand elle impose à l'enfant des règles hétéronomes qui servent les desseins de l'autorité et non ceux de la structure spécifique de l'enfant.
Le mode avoir d'existence, l'attitude centrée sur la propriété et le profit produit nécessairement le désir – à vrai dire le besoin – de puissance. Afin d'exercer une autorité sur des êtres humains, il faut se servir de la force pour briser leur résistance. Pour maintenir le contrôle de la propriété privée, nous devons nous servir de la force pour la protéger contre ceux qui voudraient s'en emparer parce que, comme nous, ils estiment n'en avoir jamais assez ; l'appétit de propriété privée engendre le désir de se servir de la violence pour voler les autres plus ou moins ouvertement. Dans le mode avoir, chacun tire son bonheur de sa supériorité sur les autres, de sa propre puissance et, en dernière analyse, de la capacité de conquérir, de voler, de tuer. Dans le mode être, le bonheur se fonde sur l'amour, le partage, le don.
p. 101
Le langage est un facteur important qui renforce l'orientation avoir. Le nom d'un individu – et nous avons tous des noms (et peut-être des quantités si la tendance actuelle vers la dépersonnalisation se poursuit) – crée l'illusion qu'il (homme ou femme) est un être définitif, immortel. La personne et le nom deviennent équivalents ; le nom prouve que la personne est une substance durable, immortelle, et non un processus. Les noms communs ont la même fonction : amour, orgueil, haine, joie offrent l'apparence de substances déterminées, alors que ces noms ne possèdent aucune réalité et ne font qu'obscurcir l'idée qu'il s'agit en fait de processus en évolution dans un être humain. Même les noms d'objets, tels que « table », ou « lampe », sont trompeurs. Ces mots indiquent que nous parlons de substances immuables alors que les objets ne sont rien d'autre qu'un processus d'énergie qui éveille certaines sensations dans notre système physique. Mais ces sensations ne sont pas des perceptions d'objets spécifiques (table ou lampe) ; elles sont le résultat d'un processus culturel d'apprentissage, processus qui amène certaines sensations à prendre la forme de percepts spécifiques. Nous croyons naïvement que des objets tels que des tables et des lampes existent en tant que tels, et nous ne nous rendons pas compte que la société nous apprend à transformer les sensations en perceptions qui nous permettent de manipuler le monde environnant afin de nous rendre capables de survivre dans une culture donnée. Une fois que nous avons accordé un nom à de tels percepts, ce nom semble garantir la réalité définitive et immuable du percept.
p. 131
Et pourtant, malgré la sécurité qu'assure l'« avoir », les gens admirent ceux qui ont une vision de ce qui est nouveau, ceux qui ouvrent un nouveau chemin, ceux qui ont le courage d'aller de l'avant. Dans la mythologie, ce mode d'existence est représenté symboliquement par le héros. Les héros sont ceux qui ont le courage de quitter ce qu'ils ont – leur terre, leur famille, leurs biens matériels – pour s'en aller, non sans appréhension, mais sans succomber à leur peur. Dans la tradition bouddhiste, Bouddha est le héros qui abandonne tout ce qu'il possède, toutes les certitudes contenues dans la théologie hindoue – son rang, sa famille – et qui se dirige vers une vie de détachement. Abraham et Moïse sont des héros de la tradition juive. Le héros chrétien est Jésus, qui ne possède rien et qui, aux yeux du monde, n'est rien, mais qui agit en vertu de la plénitude de son amour pour le genre humain. Les Grecs ont des héros profanes dont le but est de triompher, de satisfaire leur orgueil, de conquérir. Pourtant, comme les héros spirituels, Hercule et Ulysse vont de l'avant, sans s'effrayer des risques et des dangers qui les attendent. Les héros de contes de fées répondent au même critère : partir, aller droit devant soi, supporter l'incertitude.
Si nous admirons ces héros, c'est que nous sentons profondément que leur manière de vivre est celle que nous voudrions avoir... si nous le pouvions. Mais, parce que nous avons peur, nous croyons que cette façon de vivre nous échappe, qu'elle ne peut être que celle des héros. Ceux-ci deviennent des idoles ; nous transférons sur eux notre propre capacité de bouger, et nous restons sur place... parce que « nous ne sommes pas des héros ».
Cette discussion semblerait impliquer que, tandis qu'il est désirable d'être un héros, vouloir l'être est une folie qui va à rencontre de notre propre intérêt. Mais il n'en est absolument pas ainsi. Les personnes timorées, du type avoir, aiment la sécurité, mais, par nécessité, elles vivent dans l'insécurité. Elles se reposent sur ce qu'elles ont : l'argent, le prestige, leur moi, autrement dit sur quelque chose qui leur est extérieur. Mais que deviennent-elles si elles perdent ce qu'elles ont? Car, en effet, tout ce que l'on possède peut être perdu. Il est tout à fait évident que l'on peut perdre ses biens matériels, et en même temps, habituellement, sa position sociale, ses amis ; et qu'à n'importe quel moment, tôt ou tard, on doit perdre sa vie.
Si je suis ce que j'ai, et si ce que j'ai est perdu, alors qui suis-je? Rien d'autre que le témoignage vaincu, amoindri, pathétique d'une façon erronée de vivre. Parce que je peux perdre ce que j'ai, je suis nécessairement tracassé en permanence par l'idée que je perdrai ce que je possède. J'ai peur des voleurs, des changements économiques, des révolutions, de la maladie, de la mort, et j'ai peur de l'amour, de la liberté, de mon propre développement, du changement, de l'inconnu. Ainsi, je suis perpétuellement inquiet, malade d'une hypocondrie chronique, en ce qui concerne non seulement la perte de ma richesse, mais aussi la perte de tout ce que j'ai ; je reste sur mes gardes, je suis dur, soupçonneux, solitaire ; je me laisse mener par mon besoin d'avoir plus, pour être mieux protégé. Ibsen a donné une très belle description, dans son Peer Gynt, de cette personne centrée sur elle-même. Le héros de ce drame n'est plein que de lui ; dans son égoïsme extrême, il croit qu'il est lui-même parce qu'il est un « paquet de désirs ». À la fin de sa vie, il reconnaît que son existence structurée sur la possession des biens matériels l'a empêché d'être lui-même, qu'il est une noix vide, un homme inachevé, qui n'a jamais été lui-même.
L'angoisse et l'insécurité engendrées par le danger de perdre ce que l'on a sont absentes dans le mode de l'être. Si je suis ce que je suis, et non ce que j'ai, personne ne peut menacer ni voler ma sécurité et mon sentiment d'identité. Mon centre est en moi ; ma capacité d'être et d'exprimer mes pouvoirs essentiels fait partie de ma structure de caractère et dépend de moi. Cela est vrai pour un processus normal de vie et non pas, bien sûr, pour des circonstances telles que la maladie handicapante, la torture ou toute autre restriction puissante venant de l'extérieur.
Alors que le mode de l'avoir est fondé sur des choses qui s'amoindrissent par l'usage, le mode de l'être grandit par la pratique. (Le « buisson ardent », qui ne se consume jamais, est le symbole biblique de ce paradoxe.) Les pouvoirs de la raison, de l'amour, de la création artistique et intellectuelle, tous les pouvoirs essentiels s'accroissent grâce au processus par lequel ils s'expriment. Ce qui est dépensé n'est pas perdu, mais, au contraire, ce qui est conservé est perdu. Dans le mode de l'être, ma sécurité n'est menacée que de l'intérieur de moi-même : par mon manque de confiance en la vie et en mes pouvoirs productifs ; par mes tendances régressives ; par ma paresse intérieure et par ma résignation à voir les autres s'emparer de ma vie. Mais ces dangers ne sont pas inhérents au mode de l'être, comme le danger de perdre est inhérent au mode de l'avoir.
p. 134
Pour ceux chez qui domine le mode être d'existence, l'autre est agréable et même érotiquement séduisant(e), mais il – ou elle – ne doit pas nécessairement être « cueilli(e) » (pour reprendre le terme du poème de Tennyson) pour être apprécié(e).
Les personnes centrées sur le mode avoir désirent avoir l'être qu'ils aiment ou admirent. Cela peut être observé dans les relations entre les parents et leurs enfants, entre les maîtres et les élèves et entre les amis. Aucun des deux partenaires ne se contente de tirer du plaisir de l'autre ; chacun désire avoir l'autre pour lui – ou pour elle. Par conséquent, chacun est jaloux de ceux qui, eux aussi, veulent « avoir » l'autre. Chaque partenaire cherche l'autre comme le naufragé cherche une bouée – pour survivre. Les relations à prédominance « avoir » sont pesantes, écrasantes, pleines de conflits et de jalousies.
p. 138
Maître Eckhart enseignait que la vie éveillée est productrice de joie. Le lecteur moderne ne prêtera peut être pas toute l'attention qu'il convient au mot « joie » qu'il lira comme si Eckhart avait écrit « plaisir ». Cependant, la distinction entre joie et plaisir est essentielle, surtout par rapport à la différence entre le mode être et le mode avoir. Comme nous vivons dans un monde de « plaisirs sans joie », il n'est pas facile d'apprécier la différence.
Qu'est-ce que le plaisir? Bien que, dans la pensée populaire, le mot soit employé de différentes façons, sa meilleure définition semble être : la satisfaction d'un désir qui, pour être satisfait, n'exige pas d'activité (dans le sens de vie éveillée). Ce plaisir peut être d'une grande intensité : le plaisir de remporter un succès social, d'augmenter ses revenus, de gagner à la loterie ; le plaisir sexuel conventionnel ; manger à « satiété » ; gagner une course ; l'état d'exaltation procuré par la boisson, la transe, la drogue ; le plaisir de satisfaire son sadisme ou sa passion de tuer ou de mutiler ce qui est vivant.
[...] Les plaisirs des hédonistes radicaux, la satisfaction d'appétits toujours nouveaux, les plaisirs de la société contemporaine produisent différents degrés de surexcitation. Mais ils ne sont pas générateurs de joie. En réalité, l'absence de joie rend nécessaire la quête de plaisirs toujours plus neufs, toujours plus excitants.
[...] La joie n'est pas une flambée extatique du moment. La joie est la lumière resplendissante qui accompagne l'« être ».
Le plaisir et l'excitation sont propices à la tristesse dès que le prétendu sommet a été atteint ; car le plaisir a bien été ressenti, mais le vase qui le contenait n'a pas grandi ; les pouvoirs intérieurs ne se sont pas accrus ; on a essayé de percer l'ennui de l'activité improductive et, pour un instant, l'individu a rassemblé toute son énergie... à part la raison et l'amour. On a tenté de devenir un surhomme, sans même réussir à être humain. Au moment du triomphe, on semble avoir réussi, mais le triomphe est suivi d'une profonde tristesse : parce que rien n'a changé en soi-même. Le dicton Post coïtum animal triste est exprime le même phénomène en ce qui concerne le sexe sans amour, qui est l'« expérience d'un sommet », d'une excitation intense, donc riche en plaisir, et nécessairement suivie d'un sentiment de déception dès qu'elle prend fin. La joie, dans le sexe, n'est éprouvée que quand l'intimité physique est en même temps l'intimité de l'amour.
Comme on peut s'y attendre, la joie joue nécessairement un rôle essentiel dans les systèmes religieux et philosophiques qui proclament l'être comme le but de la vie. Le bouddhisme, tout en rejetant le plaisir, conçoit un état de Nirvāna, un état de joie qui apparaît dans les récits et les représentations de la mort de Bouddha. (Je suis reconnaissant au regretté D.T. Suzuki de m'avoir rendu cela évident en me montrant une image célèbre de la mort de Bouddha.)
p. 150
Le mode de l'être n'existe que dans 1'« ici et maintenant » (hic et nunc). Le mode de l'avoir n'existe que dans le temps : le passé, le présent et l'avenir.
Dans le mode avoir, nous sommes liés à ce que nous avons amassé dans le passé : l'argent, la terre, la renommée, le statut social, le savoir, les enfants, les souvenirs. Nous pensons au passé, et nous éprouvons des émotions en nous souvenant des sentiments (ou de ce qui nous semble être les sentiments) du passé. (C'est l'essence de la sentimentalité.) Nous pouvons dire: « Je suis ce que j'étais. »
L'avenir est l'anticipation de ce qui deviendra le passé. Comme le passé, il est expérimenté selon le mode avoir, comme l'indique l'expression : « Cette personne a de l'avenir », ce qui signifie que cet individu aura beaucoup de choses, même si pour le moment il n'a rien. La société Ford a lancé le slogan publicitaire : « Voici une Ford pour votre avenir », en insistant sur l'« avoir » au futur, de même que dans le langage courant, comme dans la pratique commerciale, on « tire des traites sur l'avenir ». L'expérience fondamentale du mode avoir est la même, qu'il s'agisse du passé ou de l'avenir.
Le présent est le point de jonction du passé et de l'avenir, un poste frontière dans le temps, mais non différent, en qualité, des deux domaines qu'il relie.
L'être n'est pas nécessairement hors du temps, mais le temps n'est pas la dimension qui le régit. Le peintre doit lutter avec ses couleurs, sa toile et ses pinceaux, le sculpteur avec la pierre et son ciseau. Mais l'acte créatif, la « vision » de ce qu'ils vont créer, transcende le temps. La vision se manifeste par un ou plusieurs éclairs, mais elle est indépendante du temps. Il en est de même des penseurs. Lorsqu'ils consignent par écrit leurs idées, ils le font dans le temps, mais quand ils les conçoivent, il s'agit d'un événement créatif qui a lieu hors du temps. Il en est de même, également, pour toute manifestation de l'être. L'amour, la joie, la prise de conscience de ce qui est vrai ne se manifestent pas dans le temps, mais dans l'ici et maintenant. L'ici et maintenant est éternité, c'est-à-dire que le temps ne compte pas. Mais l'éternité n'est pas, comme on le croit en général, un temps indéfiniment prolongé.
Il importe toutefois d'apporter une précision en ce qui concerne la relation avec le passé. Nous avons parlé jusqu'ici du rappel du passé, du fait de penser à lui, de le ruminer ; dans cette façon d'« avoir » le passé, le passé est mort. Mais on peut aussi le ramener à la vie. On peut faire revivre une situation du passé avec la même fraîcheur que si elle se produisait dans l'ici et maintenant ; c'est-à-dire qu'on peut recréer le passé (ressusciter ce qui est mort, pour parler un langage symbolique). Dans la mesure où on agit ainsi, le passé cesse d'être le passé ; il est l'ici et maintenant.
p. 161
Sans la carte de notre monde naturel et social – une image du monde et de leur place en lui, image structurée et intérieurement cohérente – les êtres humains auraient été désemparés et incapables d'agir à dessein et de façon consistante, car ils n'auraient eu aucune possibilité de s'orienter et de trouver un point fixe leur permettant d'organiser les impressions qui les assaillaient de toute part. Notre monde a pour nous une signification et nous nous sentons certains de nos idées grâce au consensus de ceux qui nous entourent. Même si la carte est erronée, elle remplit sa fonction psychologique. Mais la carte n'a jamais été totalement erronée... ni entièrement exacte. Son degré d'approximation a toujours suffi à expliquer les phénomènes nécessaires à la survie. La carte ne peut correspondre à la réalité que dans la mesure où la pratique de la vie est libérée de ses contradictions et de son irrationalité.
Ce qui est remarquable, c'est qu'on n'a pu trouver aucune culture où ce cadre d'orientation n'existe pas ; ni aucun individu qui en ait été privé. [...]
p. 182
Avoir et être, en tant que modes différents de l'existence humaine, sont au centre de l'idée que se fait Marx de l'apparition du nouvel Homme. Avec ces deux modes, Marx passe de la catégorie économique aux catégories psychologique et anthropologique qui sont, comme nous l'avons vu en étudiant l'Ancien et le Nouveau Testament et Maître Eckhart, en même temps des catégories « religieuses » fondamentales. Marx a écrit : « La propriété privée nous a rendus si stupides et si partiaux qu'un objet n'est à nous qu'à partir du moment où nous le possédons, quand il existe pour nous en tant que capital ou quand il est directement mangé, bu, porté, habité, etc., bref quand il est utilisé d'une façon ou d'une autre... Ainsi, tous les sens physiques et intellectuels ont été remplacés par la simple aliénation de tous ces sens ; le sens d'avoir. Pour pouvoir donner naissance à toutes ces richesses intérieures, l'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue. » (À propos de la catégorie « avoir », voir Hess : Einundzwanzig Bogen.)
Le concept marxiste de l'être et de l'avoir est résumé dans cette phrase : « Moins on est, moins on exprime sa vie – plus on a, plus on aliène sa vie. »... « Tout ce que l'économiste vous prend en matière de vie et d'humanité, il vous le rend sous forme d'argent et de biens matériels. »
Le « sens de l'avoir » dont parle ici Marx est exactement la même chose que la « limitation au moi » d'Eckhart, l'appétit insatiable pour les objets et pour le moi. Marx se réfère au mode avoir d'existence, et non à la possession en tant que telle, non à la propriété privée inaliénée en tant que telle. Le but n'est ni le luxe, ni la richesse, ni la pauvreté : en fait, Marx considère comme des vices à la fois la richesse et la pauvreté. La « pauvreté absolue » est la condition qui permet de donner naissance à la richesse intérieure.
En quoi consiste cet acte de « donner naissance »? Il est l'expression active, inaliénée de notre faculté envers les objets correspondants. Marx continue : « Toutes les relations (de l'homme) au monde – voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, observer, ressentir, désirer, agir, aimer – bref, tous les organes de son individualité... sont, dans leur action objective [leur action en relation à l'objet], l'expression de cet objet, l'expression de la réalité humaine. »
Nous avons ici la forme de l'appropriation selon le mode être et non selon le mode avoir. Marx a exprimé cette forme d'activité inaliénée dans le passage suivant :
« Partons de l'idée que l'homme est homme et que sa relation au monde est une relation humaine. L'amour, alors, ne peut être échangé que contre l'amour, la confiance que contre la confiance, etc. Si l'on désire jouir de l'art, on doit avoir une culture artistique ; si l'on désire influencer les autres, on doit nécessairement être une personne qui produit un effet stimulant et encourageant sur les autres. Toutes nos relations avec l'homme et la nature doivent être une manifestation spécifique, correspondant à l'objet de notre volonté, de notre vie individuelle réelle. Si l'on aime sans susciter l'amour en retour, c'est-à-dire si l'on est incapable, par la manifestation de soi en tant que personne aimante, de faire de soi un être aimé, alors notre amour est impuissant et c'est un grand malheur. »
[1] Erich Fromm, Avoir ou être?, Éditions Robert Laffont – Collection Réponses © 1978.
[2] Notons en passant qu'il existe également une relation du type être entre l'individu et son corps, où le corps est expérimenté comme vivant et qui peut être exprimée par « je suis mon corps » plutôt que par « j'ai un corps » ; toutes les pratiques de prise de conscience sensorielle tendent vers cette expérience corporelle ressentie sur le mode être.
[3] Les citations linguistiques sont empruntées a Benveniste.
« Avoir ou être? » Le dilemme posé par Erich Fromm n'est pas nouveau. Mais pour l'auteur, du choix que l'humanité fera entre ces deux modes d'existence dépend sa survie même. Car notre monde est de plus en plus dominé par la passion de l'avoir, concentré sur l'acquisivité, la puissance matérielle, l'agressivité, alors que seul la sauverait le mode de l'être, fondé sur l'amour, sur l'accomplissement spirituel, le plaisir de partager des activités significatives et fécondes. Si l'homme ne prend pas conscience de la gravité de ce choix, il courra au devant d'un désastre psychologique et écologique sans précédent... Erich Fromm trace les grandes lignes d'un programme de changements socio-économiques susceptibles de faire naître en chacun de nous une réflexion constructive.
Né à Francfort, Erich Fromm, psychanalyste et philosophe, a fait ses études aux universités de Heidelberg et de Munich et à l'Institut psychanalytique de Berlin. Il a enseigné en Allemagne, au Mexique et aux États-Unis, à Bennington College (Vermont), à Yale et aux universités du Michigan et de New York. Il a écrit plus de vingt ouvrages parmi lesquels La passion de détruire.