LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Murray Rothbard

1926 — 1995

Économiste américain
 

8. Libéralisme — Privatiser

Avocat inlassable de la lutte contre l'oppression de l'État, dénoncée sous toutes ses formes.

L'État n'est rien d'autre qu'une association d'individus qui sont d'accord entre eux pour se faire appeler l'État. Ils se sont fixé pour objectif d'exercer le monopole légal de la violence et de l'extorsion de fonds.

Il enseigne l'économie à l'Université de Las Vegas. Rothbard, tout comme Hayek, a été l'élève de l'économiste autrichien von Mises, père fondateur des libertariens. Pour ceux-ci, l'État est le mal absolu ; tout peut être privatisé, y compris la Justice et la Défense ! Chaque homme, d'après Rothbard, naît avec un droit naturel à la propriété, et toute atteinte à la propriété viole ce droit. Les libertariens sont donc anarchistes (pas d'État) et capitalistes.

L'impôt c'est purement et simplement un vol, puisqu'il n'est pas volontaire. Les « propriétaires » de l'État sont les seuls individus dans notre société à obtenir leurs revenus sous la contrainte. Mais les théoriciens de la démocratie expliquent que l'impôt est volontaire : un contrat passé entre l'État et le peuple. Faux ! S'exclame Rothbard. Il suffirait de supprimer la menace pour que les contribuables cessent instantanément de payer. Le vol c'est le vol, le crime c'est le crime. La démocratie n'excuse rien. Ce n'est pas parce qu'une majorité soutient un acte criminel qu'il cesse d'être criminel ! L'État est la plus vaste et la plus formidable organisation criminelle de tous les temps, plus efficace que n'importe quelle mafia dans l'Histoire.

Les intellectuels sont des idéologues payés par l'État. De tout temps, l'État a entretenu des courtisans dont la fonction est de le légitimer. Ces idéologues sont chargés d'expliquer qu'un crime individuel est condamnable, mais que, commis en masse par l'État, il est juste. Sans idéologie, il n'y a pas d'État ! Aucun État, insiste Rothbard, ni monarchie, ni démocratie, ni dictature, ne peut survivre longtemps si l'opinion ne le soutient pas ; ce soutien n'a pas besoin d'être actif : la résignation suffit. La Boétie, il y a quatre siècles, dans son Discours de la servitude volontaire, avait déjà défini l'État comme le pouvoir tyrannique d'une minorité accepté par une masse consentante. D'où l'importance, pour l'État, d'enrôler les fabricants d'idéologies que sont les intellectuels. Pendant longtemps, ces idéologues furent les prêtres. À l'époque moderne, ils ont été remplacés par le discours d'apparence plus scientifique des économistes, savants et autres universitaires. Ce n'est pas un hasard si ces propagandistes sont tous plus ou moins employés par l'État, et si l'État contrôle plus ou moins directement tous les moyens d'expression et de communication. C'est pour empêcher une révolution libertaire !

Mais si l'on comprend que l'État veuille contrôler les intellectuels, pourquoi les intellectuels ont-ils besoin de l'État ? « C'est qu'au fond de lui-même, estime Rothbard, tout intellectuel partage l'idéal platonicien du philosophe-roi. De plus, sur le marché de la consommation, les services fournis par les intellectuels ne sont pas tellement demandés ; l'État leur garantit un minimum de débouchés ! »

L'État peut être totalement privatisé. Concrètement, la liberté c'est le droit naturel, pour chaque individu, de disposer de lui-même et de ce qu'il a acquis par l'échange ou par le don : la propriété et la liberté sont donc indissociables. Toute atteinte à la propriété est une atteinte à la liberté. Les sociétés qui séparent la liberté et le droit de propriété privent l'homme des conditions d'exercice réel de ses droits. En vérité, ajoute Rothbard, il n'existe aucun droit réel qui puisse être distingué de la propriété. Même le droit de parole ne peut s'exercer si vous ne disposez pas d'une salle ; il faut donc en être propriétaire ou souvent la louer au propriétaire.

Toute l'oeuvre de Murray Rothbard est une réponse affirmative et concrète à la question : Une société peut-elle réellement fonctionner sans l'État ?

— Faut-il privatiser les rues ?

— Oui. Des sociétés privées propriétaires des rues en feraient payer l'accès et auraient intérêt à en garantir la bonne tenue.

— Comment pourrions-nous privatiser les services de la police ?

— Dans une société libertaire, les services de police seraient très probablement rendus par les compagnies d'assurances ; celles-ci auraient avantage à limiter le crime et le vol — plus que n'en a la police actuelle — et elles incluraient le coût de ce service dans la prime d'assurance.

— La justice peut-elle être aussi privatisée ?

— Le système actuel de monopole étatique marche mal et ne satisfait personne. Le développement spontané de l'arbitrage privé démontre que les forces du marché ont commencé à réduire le champ de la justice d'État.

— Comment une société libertarienne se défendra-t-elle contre la menace d'une invasion étrangère ?

— Il appartiendrait aux consommateurs de financer leur protection. Là encore la concurrence entre systèmes de défense privés améliorera la qualité. Et en cas d'invasion, une nation propriétaire livrerait à l'ennemi une guérilla sans merci.

Au total, conclut Murray Rothbard, ce qui marche mal dans la société actuelle, c'est ce qui est public et qui n'appartient à personne. Exemple : la pollution. C'est parce que l'air ou l'eau n'appartiennent à personne que chacun peut polluer sans conséquence. Si l'atmosphère était privatisée, ses propriétaires en préserveraient la propreté !

— Soit ! Mais que deviennent les pauvres dans une société où toute liberté repose sur la propriété, une société où tout a un prix ?

— Dans une société libertarienne, la croissance économique serait rapide, car l'État ne la freinerait pas par ses prélèvements et ses réglementations : il y aurait donc beaucoup moins de pauvres. Et la charité serait réhabilitée. Dans le système actuel, face à la misère, notre réaction est de dire : « Que l'État s'en occupe ! » Dans la société libertaire, les sentiments de solidarité et d'entraide communautaire renaîtraient.

Il est inutile et contradictoire de réclamer une baisse des impôts alors qu'il faut les supprimer totalement.

Philo5
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