SOCRATE - PLATON - ARISTOTE 

Socrate

par Platon et Xénophon

Texte fondateur

IVe s. av. J.-C.

La Maïeutique de Socrate

SOMMAIRE

Qu'est-ce que la vertu ?

 La maïeutique

L'injustice peut-elle aussi être juste ?

Pourquoi faut-il aimer ses parents ?

Tout homme ne veut-il pas le bien ?

Ignorance et savoir

Pourquoi nul n'est plus savant que Socrate ?

Richesses ou souci de l'âme

Qu'est-ce que la vertu ?[1]

La maïeutique[2]

Théétète

— Mais sache-le bien, Socrate, maintes fois déjà j'ai entrepris cet examen, excité par tes questions, dont l'écho venait jusqu'à moi. Malheureusement, je ne puis ni me satisfaire des réponses que je formule, ni trouver, en celles que j'entends formuler, l'exactitude que tu exiges, ni, suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir.

Socrate

— C'est que tu ressens les douleurs, ô mon cher Théétète, douleurs non de vacuité, mais de plénitude.

Théétète

— Je ne sais, Socrate, je ne fais que dire ce que j'éprouve.

Socrate

— Or çà, ridicule garçon, n'as-tu pas ouï dire que je suis fils d'une accoucheuse, qui fut des plus imposantes et des plus nobles, Phénarète ?

Théétète

— Je l'ai ouï dire.

Socrate

— Et que j'exerce le même art, l'as-tu ouï dire aussi ?

Théétète

— Aucunement.

Socrate

— Sache-le donc bien, mais ne va pas me vendre aux autres. Ils sont, en effet bien loin, mon ami, de penser que je possède cet art. Eux, qui point ne savent, ce n'est pas cela qu'ils disent de moi, mais bien que je suis tout à fait bizarre et ne crée dans les esprits que perplexités. As-tu ouï dire cela aussi ?

Théétète

— Oui donc.

Socrate

— T'en dirai-je la cause ?

Théétète

— Je t'en prie absolument.

Socrate

— Rappelle-toi tous les us et coutumes des accoucheuses, et tu saisiras plus facilement ce que je veux t'apprendre... Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu'il délivre les hommes et non les femmes et que c'est les âmes qu'il surveille en leur travail d'enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l'art que, moi, je pratique est qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en toute rigueur, si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité. J'ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses [3]. Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant question je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose ; procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n'ai, par-devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu'avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l'allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse des beaux pensers qu'ils découvrent et mettent au jour.

L'injustice peut-elle aussi être juste ?[4]

Socrate

— Aspireriez-vous à cette science qui rend les hommes capables de gouverner les maisons et les États, de commander, d'être utiles aux autres et à eux-mêmes ?

Euthydème

— Oui, Socrate, c'est de cette science que j'ai grand besoin.

Socrate

— Par Jupiter ! vous recherchez le plus beau et le premier des arts ; c'est la science des rois, et on l'appelle science royale. Mais avez-vous bien examiné s'il est possible d'y exceller sans être juste ?

Euthydème

— Oui, je l'ai examiné ; et de plus, je suis convaincu que sans la justice il est impossible d'être un bon citoyen.

Socrate

— Vous avez donc travaillé à devenir juste ?

Euthydème

— Je ne crois pas, Socrate, que personne passe pour plus juste que moi.

Socrate

— Et les hommes justes n'ont-ils pas leurs fonctions comme les artisans ont les leurs ?

Euthydème

— Oui, Socrate.

Socrate

— Et comme les artisans peuvent montrer leurs ouvrages, les hommes justes peuvent-ils exposer aussi les leurs ?

Euthydème

— Quoi ! ne pourrais-je pas indiquer les oeuvres de la justice ? J'indiquerais même celles de l'iniquité : tous les jours elles frappent nos yeux et nos oreilles.

Socrate

— Eh bien ! voulez-vous que nous écrivions ici un J, et là un I. Ce qui nous paraîtra l'oeuvre de la justice, nous le placerons sous le J ; nous mettrons sous l'I ce qui nous paraîtra l'oeuvre de l'iniquité.

Euthydème

— Faites, si vous le jugez nécessaire.

Socrate écrivit ces deux lettres comme il le disait...

Socrate

— Ne trouve-t-on pas le mensonge parmi les hommes ?

Euthydème

— Oui.

Socrate

— Où le placerons-nous ?

Euthydème

— Sous la marque de l'injustice, apparemment.

Socrate

— Les hommes ne trompent-ils pas ?

Euthydème

— Sans doute.

Socrate

— Où placerons-nous la tromperie ?

Euthydème

— Encore du côté de l'injustice.

Socrate

— Et l'action de nuire aux autres ?

Euthydème

— De même.

Socrate

— Celle de réduire quelqu'un en servitude ?

Euthydème

— Toujours de même.

Socrate

— Et de tout cela, ô Euthydème, rien du côté de ta justice ?

Euthydème

— Cela serait étrange.

Socrate

— Supposons qu'un général asservisse une nation injuste et ennemie : dirons-nous qu'il commet une injustice ?

Euthydème

— Non vraiment.

Socrate

— Nous appellerons donc ce qu'il fait un acte de justice ?

Euthydème

— Sans doute.

Socrate

— Et s'il trompe les ennemis ?

Euthydème

— Cela est encore juste.

Socrate

— Mais s'il les pille et qu'il enlève leurs biens ?

Euthydème

— Il ne fait rien que de juste. Je croyais que les questions que vous me faisiez ne regardaient que nos amis.

Socrate

— Ainsi tout ce que nous avions attribué à l'iniquité, il faudra donc l'attribuer à la justice ?

Euthydème

— Je le pense.

Socrate

— Voulez-vous qu'en mettant toutes ces actions à la place que vous leur marquez, nous posions en principe qu'elles deviennent justes contre des ennemis, mais injustes avec des amis ; qu'on doit à ceux-ci la plus grande franchise ?

Euthydème

— Nous sommes d'accord.

Socrate

— Et si un général voit ses troupes se décourager ; s'il leur fait accroire qu'il lui arrive du secours, et rassure par ce mensonge les esprits intimidés, sous quelle marque placerons-nous cette tromperie ?

Euthydème

— Sous celle de la justice, je crois.

Socrate

— Un enfant a besoin d'une médecine qu'il refuse de prendre ; son père la lui présente comme un aliment, et, par cette ruse, il lui rend la santé : où mettrons-nous cette supercherie ?

Euthydème

— À la même place encore.

Socrate

— Mon ami est désespéré ; je crains qu'il ne se tue, je lui dérobe son épée, toutes ses armes ; que dirons-nous de ce vol ?

Euthydème

— Qu'il est juste.

Socrate

— Vous prétendez donc que, même à l'égard de ses amis, on n'est pas tenu à la plus grande franchise ?

Euthydème

— Non, vraiment ; mais je rétracte, s'il m'est permis, ce que je viens de dire.

Pourquoi faut-il aimer ses parents ?[5]

Socrate ayant un jour remarqué que Lamproclès, l'aîné de ses fils, en voulait à sa mère :

Socrate

— Répondez, mon fils, savez-vous qu'il y a des hommes qu'on appelle ingrats ?

Lamproclès

— Assurément.

Socrate

— Et savez-vous quelles actions leur ont mérité ce titre ?

Lamproclès

— Puis-je l'ignorer ? On appelle ingrats ceux qui ont reçu des bienfaits, et qui, pouvant en marquer leur reconnaissance, ne le font pas.

Socrate

— Mais ne croyez-vous pas qu'on puisse ranger les ingrats parmi les hommes injustes ?

Lamproclès

— Je le crois.

Socrate

— Il est injuste de réduire ses amis en servitude, et juste d'y réduire ses ennemis ; avez-vous considéré s'il est de même injuste de manquer de reconnaissance envers ses amis, et juste d'en manquer envers ses ennemis ?

Lamproclès

— Oui, j'y ai pensé ; c'est, je crois, une injustice de ne pas s'efforcer de répondre aux bienfaits d'un ami, et même à ceux d'un ennemi.

Socrate

— S'il en est ainsi, l'ingratitude est donc une injustice odieuse ?

 

Lamproclès en convint.

Socrate

— Et l'injustice sera d'autant plus criante, que les services rendus auront été plus grands ?

 

Il en convint encore.

Socrate

— Eh bien ! trouverons-nous des êtres plus comblés de bienfaits que ne sont les enfants par les auteurs de leurs jours, à qui ils doivent l'existence, le spectacle de tant de merveilles, la jouissance de tant de biens que les dieux ont départis aux mortels : biens qui sont d'un si grand prix à nos yeux, que notre plus grande crainte est de les perdre ? Aussi les républiques ont-elles établi la peine de mort contre les crimes atroces : elles n'ont pas vu d'autre peine plus capable de contenir les méchants. L'époux nourrit son épouse qui doit le rendre père. Il amasse pour ses enfants, même avant leur naissance, les choses qu'il croit devoir être utiles à la vie, et il en amasse le plus qu'il peut.

La femme, de son côté, porte avec peine le fardeau qui expose sa vie ; elle nourrit l'enfant de sa propre substance, elle le met au jour avec de cruelles douleurs, elle l'allaite et lui donne ses soins, sans qu'aucun bienfait reçu attache la mère à l'enfant, et sans que l'enfant connaisse encore celle qui lui prodigue sa tendresse : il ne peut même faire connaître ses besoins ; mais elle cherche à deviner ce qui lui convient, ce qui peut lui plaire ; elle le nourrit longuement, et les jours et les nuits ; elle se tourmente sans prévoir quelle reconnaissance payera ses peines. Ce n'est pas tout : dès que l'âge semble permettre aux enfants de recevoir quelque instruction, les parents leur enseignent ce qu'ils savent et ce qui pourra leur être utile un jour ; et dans les parties de la science où ils connaissent quelqu'un plus capable, ils envoient leurs enfants recevoir ses leçons et ne regrettent ni dépense ni soins pour les rendre les meilleurs possible.

Lamproclès

— Je veux que ma mère ait fait tout cela et même beaucoup plus encore ; mais personne ne peut souffrir sa mauvaise humeur.

Socrate

— Ne trouvez-vous pas la colère d'une bête plus insupportable que celle d'une mère ?

Lamproclès

— Non, pas d'une mère comme celle-là.

Socrate

— Avez-vous éprouvé d'elle quelque morsure, quelque ruade, comme cela arrive de la part de bêtes ?

Lamproclès

— Elle dit en vérité des choses si dures, qu'on ne voudrait pas les entendre même au prix de toute la vie.

Socrate

— Et vous, combien de désagréments insupportables lui avez-vous causés durant votre enfance, et par vos cris et par vos actions ! Combien de peines et le jour et la nuit ! Combien d'afflictions dans vos maladies !

Lamproclès

— Mais du moins, je n'ai jamais rien dit, jamais rien fait, dont elle ait eu à rougir.

Socrate

— Eh ! devez-vous trouver plus difficile d'entendre ce qu'elle vous dit, qu'il ne l'est aux comédiens de s'écouter réciproquement, lorsque, dans les rôles tragiques, ils en viennent aux plus sanglantes injures ?

Lamproclès

— Oui ; mais comme ils ne pensent pas que celui qui les accuse les charge pour en tirer châtiment, ni que celui qui les menace ait le projet de leur faire du mal, ils montrent de la patience.

Socrate

— Et vous, qui savez que votre mère, quoi qu'elle dise, loin de vous en vouloir, ne souhaite à personne autant de bien qu'à vous, vous la voyez de mauvais oeil ! Pensez-vous donc que votre mère soit votre ennemie ?

Lamproclès

— Non assurément.

Socrate

— Quoi donc ! une mère, qui, dans vos maladies, fait tout ce qu'elle peut pour vous rendre la santé, qui a soin que rien ne vous manque ; qui, dans ses prières demande pour vous les bienfaits des dieux, et qui leur fait des offrandes, vous prétendez que c'est une méchante mère ! Si vous ne pouvez supporter une telle mère, le bonheur vous est donc insupportable ?

Tout homme ne veut-il pas le bien ?[6]

Socrate

— Est-ce qu'il y aurait des hommes qui désirent de mauvaises choses, tandis que les autres en désirent de bonnes ? Ne te semble-t-il pas, mon cher, que tous désirent ce qui est bon ?

Ménon

— Il ne me le semble pas.

Socrate

— Mais quelques-uns désirent ce qui est mauvais ?

Ménon

— Oui.

Socrate

— Veux-tu dire qu'ils regardent alors le mauvais comme bon, ou que, le connaissant comme mauvais, ils ne laissent pas de le désirer ?

Ménon

— L'un et l'autre, ce me semble.

Socrate

— Quoi, Ménon ! juges-tu qu'un homme connaissant le mal pour ce qu'il est, puisse se porter à le désirer ?

Ménon

— Très fort.

Socrate

— Qu'appelles-tu désirer ? Est-ce que la chose lui arrive ?

Ménon

— Qu'elle lui arrive. Que serait-ce sans cela ?

Socrate

— Mais cet homme s'imagine-t-il que le mal est avantageux pour celui à qui il arrive, ou bien sait-il qu'il est nuisible à celui qui l'éprouve ?

Ménon

— Il y en a qui s'imaginent que le mal est avantageux, et il y en a d'autres qui savent qu'il est nuisible.

Socrate

— Mais crois-tu que ceux qui s'imaginent que le mal est avantageux l'envisagent sous la notion de mal ?

Ménon

— Pour ce point, je ne le crois pas.

Socrate

— Il est évident, par conséquent, que ceux-là ne désirent pas le mal, puisqu'ils ne le connaissent pas comme tel ; mais qu'ils désirent ce qu'ils prennent pour un bien, et ce qui est réellement un mal. De sorte que ceux qui ignorent qu'une chose est mauvaise, et qui la croient bonne, désirent manifestement le bien. N'est-ce pas ?

Ménon

— Il y a toute apparence pour ceux-là.

Socrate

— Mais quoi ! les autres qui désirent le mal, à ce que tu dis, et sont persuadés que le mal nuit à celui qui l'éprouve, connaissent sans doute qu'il leur sera nuisible ?

Ménon

— Nécessairement.

Socrate

— Ne pensent-ils pas que ceux à qui on nuit sont à plaindre en cela même qu'on leur nuit ?

Ménon

— Nécessairement encore.

Socrate

— Et que ceux qui sont à plaindre sont malheureux ?

Ménon

— Je le pense.

Socrate

— Or, est-il quelqu'un qui veuille être à plaindre et malheureux ?

Ménon

— Je ne le crois pas, Socrate.

Socrate

— Si donc personne ne veut être tel, personne aussi ne veut le mal. En effet, être misérable, qu'est-ce autre chose que de souhaiter le mal et se le procurer ?

Ménon

— Il paraît que tu as raison, Socrate, et personne ne veut le mal.

Ignorance et savoir[7]

Alcibiade   — Mais par les dieux, Socrate, je ne sais plus ce que je dis, mais il me semble avoir un comportement absolument étrange. Car quand tu m'interroges, tantôt je crois dire une chose, tantôt une autre.

Socrate        — Et ce trouble, mon cher, ignores-tu ce qu'il est ?

Alcibiade   — Absolument.

Socrate        — Penses-tu que si quelqu'un te demandait si tu as deux ou trois yeux, deux ou quatre mains ou quelque autre chose de ce genre, tu répondrais tantôt une chose, tantôt une autre ou toujours la même chose ?

Alcibiade   — Je finis par craindre de me tromper aussi à mon sujet, mais je crois que je répondrais la même chose.

Socrate        — N'est-ce pas parce que tu le sais ? N'en est-ce pas la raison ?

Alcibiade   — Oui, je le crois.

Socrate        — Alors, ces choses à propos desquelles tu fais, malgré toi, des réponses contradictoires, il est évident que tu ne les connais pas.

Alcibiade   — C'est vraisemblable.

Socrate        — Et en ce qui concerne le juste et l'injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, l'avantageux et le désavantageux, tu dis t'égarer dans tes réponses ? N'est-il donc pas évident que c'est parce que tu ne les connais pas que tu t'égares ?

Alcibiade   — Certainement.

Socrate        — Est-ce donc ainsi ? Lorsque quelqu'un ne connaît pas quelque chose, son âme s'égare nécessairement ?

Alcibiade   — Comment non ?

Socrate        — Quoi donc ? Sais-tu de quelle manière tu pourrais escalader le ciel ?

Alcibiade   — Par Zeus, non.

Socrate        — Ton opinion s'égare-t-elle aussi à ce sujet ?

Alcibiade   — Certes non.

Socrate        — En connais-tu la raison ou bien vais-je te l'expliquer ?

Alcibiade   — Explique-le.

Socrate        — Parce que, cher ami, tu ne crois pas le savoir tout en ne le sachant pas.

Alcibiade   — Que dis-tu là ?

Socrate        — Voyons ensemble. Ce que tu ne sais pas, mais dont tu sais que tu ne le sais pas, t'égares-tu à ce sujet ? Par exemple en ce qui concerne la préparation des repas, tu sais évidemment que tu n'y connais rien.

Alcibiade   — Absolument.

Socrate        — À ce sujet, as-tu de toi-même une idée sur la manière dont il faut faire cette préparation, ou bien t'en remets-tu à celui qui s'y connaît ?

Alcibiade   — Je fais ainsi.

Socrate        — Et si tu naviguais sur un bateau, aurais-tu une opinion sur la manière de diriger le gouvernail, et, faute de le savoir, t'égarerais-tu ou bien t'en remettrais-tu en toute tranquillité au pilote ?

Alcibiade   — Je m'en remettrais au pilote.

Socrate        — Donc, au sujet de ce que tu ne sais pas, tu ne t'égares pas si tu sais que tu ne sais pas.

Alcibiade   — Non, sans doute.

Socrate        — Remarques-tu donc que les erreurs dans l'action sont causées par cette ignorance qui est de croire savoir ce que l'on ne sait pas ?

Alcibiade   — Que dis-tu là ?

Socrate        — Nous entreprenons une action lorsque nous croyons savoir ce que nous faisons ?

Alcibiade   — Oui.

Socrate        — Lorsque l'on ne croit pas savoir, on s'en remet à d'autres ?

Alcibiade   — Pourquoi en ferait-on autrement ?

Socrate        — De même, de tels ignorants sont sauvés parce qu'ils s'en remettent à d'autres pour ce qu'ils ignorent ?

Alcibiade   — Oui.

Socrate        — Qui sont donc les ignorants ? Certes pas ceux qui savent.

Alcibiade   — Assurément pas.

Socrate        — Puisque ce ne sont ni ceux qui savent, ni ceux des ignorants qui savent qu'ils ne savent pas, que reste-t-il d'autre sinon ceux qui croient savoir ce qu'ils ne savent pas ?

Alcibiade   — Ce sont ceux-là.

Socrate        — C'est cette ignorance qui est la cause de ce qui est mal, c'est elle qui est répréhensible ?

Alcibiade   — Oui.

Socrate        — Et c'est lorsque les sujets sont les plus importants qu'elle est la plus malfaisante et la plus honteuse ?

Alcibiade   — De beaucoup.

Socrate        — Eh quoi ? Peux-tu parler de choses plus importantes que le juste, le beau, le bon et l'avantageux ?

Alcibiade   — Certes non.

Socrate        — N'est-ce pas à ce sujet que tu prétends t'égarer ?

Alcibiade   — Oui.

Socrate        — Et si tu t'égares, n'est-il pas évident d'après le raisonnement précédent que c'est parce que tu ignores les choses les plus importantes, mais aussi que tu crois les connaître tout en ne les connaissant pas ?

Alcibiade   — C'est le risque.

Socrate        — Vraiment, Alcibiade, quel trouble que le tien ! J'hésite à le nommer, mais puisque nous sommes seuls, il faut en convenir : tu cohabites avec l'ignorance la plus extrême. Ce sont ton propre discours et toi-même qui t'accusent. C'est pourquoi tu te précipites vers la politique avant d'être éduqué. Tu n'es pas le seul à souffrir de ce mal, mais c'est le cas de la plupart de ceux qui gèrent les affaires de la cité, sauf quelques-uns et peut-être ton tuteur Périclès.

Pourquoi nul n'est plus savant que Socrate ?[8]

Là-dessus quelqu'un de vous serait peut-être tenté de me demander : « Mais enfin, Socrate, de quoi t'occupes-tu ? D'où viennent ces calomnies dont tu es l'objet ? Car, après tout, si tu ne faisais rien d'exceptionnel, comment parlerait-on tant de toi ? Et, si tu vivais comme tout le monde, d'où cette réputation ? Dis-nous toi-même ce qui en est, si tu ne veux pas que nous nous forgions une explication à nous. »

Question tout à fait légitime, j'en conviens. [...]

Maintenant, n'allez pas murmurer, Athéniens, si je vous parais présomptueux. Ce que je vais alléguer n'est pas de moi. Je m'en référerai à quelqu'un qu'on peut croire sur parole. Le témoin qui attestera ma science, si j'en ai une, et ce qu'elle est, c'est le dieu qui est à Delphes. Vous connaissez certainement Chéréphon. Lui et moi, nous étions amis d'enfance, et il était aussi des amis du peuple ; il prit part avec vous à l'exil que vous savez et il revint ici avec vous. Vous n'ignorez pas quel était son caractère, combien passionné pour tout ce qu'il entreprenait. Or, un jour qu'il était allé à Delphes, il osa poser au dieu la question que voici — de grâce, juges, ne vous récriez pas en l'entendant — il demanda donc s'il y avait quelqu'un de plus savant que moi. Or, la Pythie lui répondit que nul n'était plus savant. Cette réponse, son frère que voici pourra l'attester devant vous, puisque Chéréphon lui-même est mort.

Apprenez à présent pourquoi je vous en parle. C'est que j'ai à vous expliquer d'où m'est venue cette fausse réputation. Lorsque je connus cet oracle, je me dis à moi-même : « Voyons, que signifie la parole du dieu ? Quel sens y est caché ? J'ai conscience, moi, que je ne suis savant ni peu ni beaucoup. Que veut-il donc dire, quand il affirme que je suis le plus savant ? Il ne parle pourtant pas contre la vérité ; cela ne lui est pas possible. » Longtemps, je demeurai sans y rien comprendre. Enfin, bien à contrecoeur, je me décidai à vérifier la chose de la façon suivante.

J'allai trouver un des hommes qui passaient pour savants, certain que je pourrais là, ou nulle part, contrôler l'oracle et ensuite lui dire nettement : « Voilà quelqu'un qui est plus savant que moi, et toi, tu m'as proclamé plus savant. » J'examinai donc à fond mon homme ; inutile de le nommer, c'était un de nos hommes d'État ; or, à l'épreuve, en causant avec lui, voici l'impression que j'ai eue, Athéniens. Il me parut que ce personnage semblait savant à beaucoup de gens et surtout à lui-même, mais qu'il ne l'était aucunement. Et alors, j'essayais de lui démontrer qu'en se croyant savant il ne l'était pas. Le résultat fut que je m'attirai son inimitié, et aussi celle de plusieurs des assistants. Je me retirai, en me disant : « À tout prendre, je suis plus savant que lui. En effet, il se peut que ni l'un ni l'autre de nous ne sache rien de bon ; seulement, lui croit qu'il sait, bien qu'il ne sache pas ; tandis que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus rien savoir. Il me semble, en somme, que je suis tant soit peu plus savant que lui, en ceci du moins que je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas. » Après cela, j'en allai trouver un second, un de ceux qui passaient pour encore plus savants. Et mon impression fut la même. Du coup, je m'attirai aussi l'inimitié de celui-ci et de plusieurs autres.

Je continuai néanmoins, tout en comprenant, non sans regret ni inquiétude, que je me faisais des ennemis ; mais je me croyais obligé de mettre au-dessus de tout le service du dieu. Il me fallait donc aller, toujours en quête du sens de l'oracle, vers tous ceux qui passaient pour posséder quelque savoir. Or, par le chien, Athéniens, car je vous dois la vérité, voici à peu près ce qui m'advint. Les plus renommés me parurent, à peu d'exceptions près, les plus en défaut, en les examinant selon la pensée du dieu ; tandis que d'autres, qui passaient pour inférieurs, me semblèrent plus sains d'esprit. Cette tournée d'enquête, je suis tenu de vous la raconter, car ce fut vraiment un cycle de travaux que j'accomplissais pour vérifier l'oracle.

Après les hommes d'État, j'allai trouver les poètes, auteurs de tragédies, faiseurs de dithyrambes et autres, me disant que, cette fois, je prendrais sur le fait l'infériorité de mon savoir.

Emportant donc avec moi ceux de leurs poèmes qu'ils me paraissaient avoir le plus travaillés, je leur demandais de me les expliquer ; c'était en même temps un moyen de m'instruire auprès d'eux. Ici, juges, j'ose à peine vous dire la vérité. Pourtant, il le faut. Eh bien, tous ceux qui étaient là présents, ou peu s'en faut, auraient parlé mieux que ces auteurs mêmes sur leurs propres oeuvres. En peu de temps donc, voici ce que je fus amené à penser des poètes aussi : leurs créations étaient dues, non à leur savoir, mais à un don naturel, à une inspiration divine analogue à celle des prophètes et des devins. Ceux-là également disent beaucoup de belles choses, mais ils n'ont pas la science de ce qu'ils disent. Tel est aussi, je m'en suis convaincu, le cas des poètes. Et, en même temps, je m'aperçus qu'ils croyaient, en raison de leur talent, être les plus savants des hommes en beaucoup d'autres choses, sans l'être le moins du monde. Je les quittai alors, pensant que j'avais sur eux le même avantage que sur les hommes d'État.

Pour finir, je me rendis auprès des artisans. Car j'avais conscience que je ne savais à peu près rien et j'étais sûr de trouver en eux des hommes qui savaient beaucoup de belles choses. Sur ce point, je ne fus pas trompé : ils savaient en effet des choses que je ne savais pas, et, en cela, ils étaient plus savants que moi. Seulement, Athéniens, ces bons artisans me parurent avoir le même défaut que les poètes. Parce qu'ils pratiquaient excellemment leur métier, chacun d'eux croyait tout connaître, jusqu'aux choses les plus difficiles, et cette illusion masquait leur savoir réel. De telle sorte que, pour justifier l'oracle, j'en venais à me demander si je n'aimais pas mieux être tel que j'étais, n'ayant ni leur savoir ni leur ignorance, que d'avoir, comme eux, l'ignorance avec le savoir. Et je répondais à l'oracle ainsi qu'à moi-même qu'il valait mieux pour moi être tel que j'étais.

Telle fut, Athéniens, l'enquête qui m'a fait tant d'ennemis, des ennemis très passionnés, très malfaisants, qui ont propagé tant de calomnies et m'ont fait ce renom de savant. Car, chaque fois que je convaincs quelqu'un d'ignorance, les assistants s'imaginent que je sais tout ce qu'il ignore. En réalité, juges, c'est probablement le dieu qui le sait, et, par cet oracle, il a voulu déclarer que la science humaine est peu de chose ou même qu'elle n'est rien. Et, manifestement, s'il a nommé Socrate, c'est qu'il se servait de mon nom pour me prendre comme exemple. Cela revenait à dire : « Ô humains, celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu'en fin de compte son savoir est nul. » Cette enquête, je la continue, aujourd'hui encore, à travers la ville, j'interroge, selon la pensée du dieu, quiconque, citoyen ou étranger, me paraît savant. Et quand il me semble qu'il ne l'est pas, c'est pour donner raison au dieu que je mets en lumière son ignorance. Tout mon temps se passe à cela, si bien qu'il ne m'en reste plus pour m'occuper sérieusement ni des affaires de la ville ni des miennes. Je vis donc dans une extrême pauvreté, et cela parce que je suis au service du dieu.

Richesses ou souci de l'âme[9]

Ô mon ami ! comment, étant Athénien, de la plus grande ville et la plus renommée pour les lumières et la puissance, ne rougis-tu pas de ne penser qu'à amasser des richesses, à acquérir du crédit et [29e] des honneurs, sans t'occuper de la vérité et de la sagesse, de ton âme et de son perfectionnement ? Et si quelqu'un de vous prétend le contraire, et me soutient qu'il s'en occupe, je ne l'en croirai point sur sa parole, je ne le quitterai point ; mais je l'interrogerai, je l'examinerai, je le confondrai, et si je trouve qu'il ne soit pas vertueux, [30a] mais qu'il fasse semblant de l'être, je lui ferai honte de mettre si peu de prix aux choses les plus précieuses, et d'en mettre tant à celles qui n'en ont aucun. Voilà de quelle manière je parlerai à tous ceux que je rencontrerai, jeunes et vieux, concitoyens et étrangers, mais plutôt à vous, Athéniens, parce que vous me touchez de plus près ; et sachez que c'est là ce que le dieu m'ordonne, et je suis persuadé qu'il ne peut y avoir rien de plus avantageux à la république que mon zèle à remplir l'ordre du dieu : car toute mon occupation est de vous persuader, [30b] jeunes et vieux, qu'avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l'âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n'est pas la richesse qui fait la vertu ; mais, au contraire, que c'est la vertu qui fait la richesse, et que c'est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers.

[1] Extrait du CD-ROM Le Monde de Sophie, Éditions du Seul © 1997.

[2] Platon, Théétète, p. 148c-149b et p. 150b ; traduction A. Diès, Éditions Budé, t. VIII, 2e Partie, p. 166-168.
Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, pp. 22-24.

[3] Socrate disait que les sages-femmes, en prenant ce métier de faire engendrer les autres, quittent le métier d'engendrer elles-mêmes ; que lui, par le titre de « sage-homme » que les dieux lui ont déféré, s'était aussi défait, en son amour viril et mental, de la faculté d'enfanter ; se contentant d'aider et de favoriser de son secours les engendrants. (Note de Diès.)

[4] Xénophon, Mémorables, liv. IV, n. 12-16 ; traduction Gail, p. 85-86.
Extrait de Ibid., pp. 24-25. (Socrate n'achève pas, dans ce dialogue, la définition de la justice ; mais il conseille à Euthydème d'approfondir la devise du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ».
(Note de F.-J. Thonnard))

[5] Xénophon, Mémorables, liv. II, n. 19-23 ; traduction Gail, p. 34-36.
Extrait de Ibid., pp. 25-27.

[6] Platon, Ménon, p. 77b-78b, traduction Grou, éd. du Pant. Litt., t. II, p. 50. Cf. traduction A. Croiset, éd. Budé, t. III, 2e Partie, p. 244-245.
Extrait de Ibid., pp. 27-28.

[7] Platon, Alcibiade, GF Flammarion © 1999, pp. 129-135 (trad. Chantal Marboeuf et Jean-François Pradeau).
Extrait audio de Pierre Lefebvre, Ignorance : un état des lieux, Radio-Canada © 2004, [26]. Interprété par Paul Savoie et François Papineau.

[8] Platon, Apologie de Socrate, traduction de Groiset, P.U.F., coll. SUP.
Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Librairie Académique Perrin © 1989-2000, pp. 33-36.
Extrait audio de Platon, L'Apologie de Socrate, Éditions Thélème © 2005, lecture Denis Podalydès.

[9] Platon, Apologie de Socrate, traduction de Victor Cousin, 1822, ([29d], [29e], [30a], [30b]).
Extrait de Philoctètes, Apologie de Socrate.

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