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par Platon et Xénophon |
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IVe s. av. J.-C. |
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La Maïeutique de Socrate |
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SOMMAIRE |
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L'injustice peut-elle aussi être juste ? Pourquoi faut-il aimer ses parents ? Tout homme ne veut-il pas le bien ? |
Théétète |
— Mais sache-le bien, Socrate, maintes fois déjà j'ai entrepris cet examen, excité par tes questions, dont l'écho venait jusqu'à moi. Malheureusement, je ne puis ni me satisfaire des réponses que je formule, ni trouver, en celles que j'entends formuler, l'exactitude que tu exiges, ni, suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir. |
Socrate |
— C'est que tu ressens les douleurs, ô mon cher Théétète, douleurs non de vacuité, mais de plénitude. |
Théétète |
— Je ne sais, Socrate, je ne fais que dire ce que j'éprouve. |
Socrate |
— Or çà, ridicule garçon, n'as-tu pas ouï dire que je suis fils d'une accoucheuse, qui fut des plus imposantes et des plus nobles, Phénarète ? |
Théétète |
— Je l'ai ouï dire. |
Socrate |
— Et que j'exerce le même art, l'as-tu ouï dire aussi ? |
Théétète |
— Aucunement. |
Socrate |
— Sache-le donc bien, mais ne va pas me vendre aux autres. Ils sont, en effet bien loin, mon ami, de penser que je possède cet art. Eux, qui point ne savent, ce n'est pas cela qu'ils disent de moi, mais bien que je suis tout à fait bizarre et ne crée dans les esprits que perplexités. As-tu ouï dire cela aussi ? |
Théétète |
— Oui donc. |
Socrate |
— T'en dirai-je la cause ? |
Théétète |
— Je t'en prie absolument. |
Socrate |
— Rappelle-toi tous les us et coutumes des accoucheuses, et tu saisiras plus facilement ce que je veux t'apprendre... Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu'il délivre les hommes et non les femmes et que c'est les âmes qu'il surveille en leur travail d'enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l'art que, moi, je pratique est qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en toute rigueur, si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité. J'ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses [3]. Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant question je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose ; procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n'ai, par-devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu'avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l'allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse des beaux pensers qu'ils découvrent et mettent au jour. |
Socrate |
— Aspireriez-vous à cette science qui rend les hommes capables de gouverner les maisons et les États, de commander, d'être utiles aux autres et à eux-mêmes ? |
Euthydème |
— Oui, Socrate, c'est de cette science que j'ai grand besoin. |
Socrate |
— Par Jupiter ! vous recherchez le plus beau et le premier des arts ; c'est la science des rois, et on l'appelle science royale. Mais avez-vous bien examiné s'il est possible d'y exceller sans être juste ? |
Euthydème |
— Oui, je l'ai examiné ; et de plus, je suis convaincu que sans la justice il est impossible d'être un bon citoyen. |
Socrate |
— Vous avez donc travaillé à devenir juste ? |
Euthydème |
— Je ne crois pas, Socrate, que personne passe pour plus juste que moi. |
Socrate |
— Et les hommes justes n'ont-ils pas leurs fonctions comme les artisans ont les leurs ? |
Euthydème |
— Oui, Socrate. |
Socrate |
— Et comme les artisans peuvent montrer leurs ouvrages, les hommes justes peuvent-ils exposer aussi les leurs ? |
Euthydème |
— Quoi ! ne pourrais-je pas indiquer les oeuvres de la justice ? J'indiquerais même celles de l'iniquité : tous les jours elles frappent nos yeux et nos oreilles. |
Socrate |
— Eh bien ! voulez-vous que nous écrivions ici un J, et là un I. Ce qui nous paraîtra l'oeuvre de la justice, nous le placerons sous le J ; nous mettrons sous l'I ce qui nous paraîtra l'oeuvre de l'iniquité. |
Euthydème |
— Faites, si vous le jugez nécessaire. Socrate écrivit ces deux lettres comme il le disait... |
Socrate |
— Ne trouve-t-on pas le mensonge parmi les hommes ? |
Euthydème |
— Oui. |
Socrate |
— Où le placerons-nous ? |
Euthydème |
— Sous la marque de l'injustice, apparemment. |
Socrate |
— Les hommes ne trompent-ils pas ? |
Euthydème |
— Sans doute. |
Socrate |
— Où placerons-nous la tromperie ? |
Euthydème |
— Encore du côté de l'injustice. |
Socrate |
— Et l'action de nuire aux autres ? |
Euthydème |
— De même. |
Socrate |
— Celle de réduire quelqu'un en servitude ? |
Euthydème |
— Toujours de même. |
Socrate |
— Et de tout cela, ô Euthydème, rien du côté de ta justice ? |
Euthydème |
— Cela serait étrange. |
Socrate |
— Supposons qu'un général asservisse une nation injuste et ennemie : dirons-nous qu'il commet une injustice ? |
Euthydème |
— Non vraiment. |
Socrate |
— Nous appellerons donc ce qu'il fait un acte de justice ? |
Euthydème |
— Sans doute. |
Socrate |
— Et s'il trompe les ennemis ? |
Euthydème |
— Cela est encore juste. |
Socrate |
— Mais s'il les pille et qu'il enlève leurs biens ? |
Euthydème |
— Il ne fait rien que de juste. Je croyais que les questions que vous me faisiez ne regardaient que nos amis. |
Socrate |
— Ainsi tout ce que nous avions attribué à l'iniquité, il faudra donc l'attribuer à la justice ? |
Euthydème |
— Je le pense. |
Socrate |
— Voulez-vous qu'en mettant toutes ces actions à la place que vous leur marquez, nous posions en principe qu'elles deviennent justes contre des ennemis, mais injustes avec des amis ; qu'on doit à ceux-ci la plus grande franchise ? |
Euthydème |
— Nous sommes d'accord. |
Socrate |
— Et si un général voit ses troupes se décourager ; s'il leur fait accroire qu'il lui arrive du secours, et rassure par ce mensonge les esprits intimidés, sous quelle marque placerons-nous cette tromperie ? |
Euthydème |
— Sous celle de la justice, je crois. |
Socrate |
— Un enfant a besoin d'une médecine qu'il refuse de prendre ; son père la lui présente comme un aliment, et, par cette ruse, il lui rend la santé : où mettrons-nous cette supercherie ? |
Euthydème |
— À la même place encore. |
Socrate |
— Mon ami est désespéré ; je crains qu'il ne se tue, je lui dérobe son épée, toutes ses armes ; que dirons-nous de ce vol ? |
Euthydème |
— Qu'il est juste. |
Socrate |
— Vous prétendez donc que, même à l'égard de ses amis, on n'est pas tenu à la plus grande franchise ? |
Euthydème |
— Non, vraiment ; mais je rétracte, s'il m'est permis, ce que je viens de dire. |
Socrate |
— Répondez, mon fils, savez-vous qu'il y a des hommes qu'on appelle ingrats ? |
Lamproclès |
— Assurément. |
Socrate |
— Et savez-vous quelles actions leur ont mérité ce titre ? |
Lamproclès |
— Puis-je l'ignorer ? On appelle ingrats ceux qui ont reçu des bienfaits, et qui, pouvant en marquer leur reconnaissance, ne le font pas. |
Socrate |
— Mais ne croyez-vous pas qu'on puisse ranger les ingrats parmi les hommes injustes ? |
Lamproclès |
— Je le crois. |
Socrate |
— Il est injuste de réduire ses amis en servitude, et juste d'y réduire ses ennemis ; avez-vous considéré s'il est de même injuste de manquer de reconnaissance envers ses amis, et juste d'en manquer envers ses ennemis ? |
Lamproclès |
— Oui, j'y ai pensé ; c'est, je crois, une injustice de ne pas s'efforcer de répondre aux bienfaits d'un ami, et même à ceux d'un ennemi. |
Socrate |
— S'il en est ainsi, l'ingratitude est donc une injustice odieuse ? |
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Lamproclès en convint. |
Socrate |
— Et l'injustice sera d'autant plus criante, que les services rendus auront été plus grands ? |
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Il en convint encore. |
Socrate |
— Eh bien ! trouverons-nous des êtres plus comblés de bienfaits que ne sont les enfants par les auteurs de leurs jours, à qui ils doivent l'existence, le spectacle de tant de merveilles, la jouissance de tant de biens que les dieux ont départis aux mortels : biens qui sont d'un si grand prix à nos yeux, que notre plus grande crainte est de les perdre ? Aussi les républiques ont-elles établi la peine de mort contre les crimes atroces : elles n'ont pas vu d'autre peine plus capable de contenir les méchants. L'époux nourrit son épouse qui doit le rendre père. Il amasse pour ses enfants, même avant leur naissance, les choses qu'il croit devoir être utiles à la vie, et il en amasse le plus qu'il peut. La femme, de son côté, porte avec peine le fardeau qui expose sa vie ; elle nourrit l'enfant de sa propre substance, elle le met au jour avec de cruelles douleurs, elle l'allaite et lui donne ses soins, sans qu'aucun bienfait reçu attache la mère à l'enfant, et sans que l'enfant connaisse encore celle qui lui prodigue sa tendresse : il ne peut même faire connaître ses besoins ; mais elle cherche à deviner ce qui lui convient, ce qui peut lui plaire ; elle le nourrit longuement, et les jours et les nuits ; elle se tourmente sans prévoir quelle reconnaissance payera ses peines. Ce n'est pas tout : dès que l'âge semble permettre aux enfants de recevoir quelque instruction, les parents leur enseignent ce qu'ils savent et ce qui pourra leur être utile un jour ; et dans les parties de la science où ils connaissent quelqu'un plus capable, ils envoient leurs enfants recevoir ses leçons et ne regrettent ni dépense ni soins pour les rendre les meilleurs possible. |
Lamproclès |
— Je veux que ma mère ait fait tout cela et même beaucoup plus encore ; mais personne ne peut souffrir sa mauvaise humeur. |
Socrate |
— Ne trouvez-vous pas la colère d'une bête plus insupportable que celle d'une mère ? |
Lamproclès |
— Non, pas d'une mère comme celle-là. |
Socrate |
— Avez-vous éprouvé d'elle quelque morsure, quelque ruade, comme cela arrive de la part de bêtes ? |
Lamproclès |
— Elle dit en vérité des choses si dures, qu'on ne voudrait pas les entendre même au prix de toute la vie. |
Socrate |
— Et vous, combien de désagréments insupportables lui avez-vous causés durant votre enfance, et par vos cris et par vos actions ! Combien de peines et le jour et la nuit ! Combien d'afflictions dans vos maladies ! |
Lamproclès |
— Mais du moins, je n'ai jamais rien dit, jamais rien fait, dont elle ait eu à rougir. |
Socrate |
— Eh ! devez-vous trouver plus difficile d'entendre ce qu'elle vous dit, qu'il ne l'est aux comédiens de s'écouter réciproquement, lorsque, dans les rôles tragiques, ils en viennent aux plus sanglantes injures ? |
Lamproclès |
— Oui ; mais comme ils ne pensent pas que celui qui les accuse les charge pour en tirer châtiment, ni que celui qui les menace ait le projet de leur faire du mal, ils montrent de la patience. |
Socrate |
— Et vous, qui savez que votre mère, quoi qu'elle dise, loin de vous en vouloir, ne souhaite à personne autant de bien qu'à vous, vous la voyez de mauvais oeil ! Pensez-vous donc que votre mère soit votre ennemie ? |
Lamproclès |
— Non assurément. |
Socrate |
— Quoi donc ! une mère, qui, dans vos maladies, fait tout ce qu'elle peut pour vous rendre la santé, qui a soin que rien ne vous manque ; qui, dans ses prières demande pour vous les bienfaits des dieux, et qui leur fait des offrandes, vous prétendez que c'est une méchante mère ! Si vous ne pouvez supporter une telle mère, le bonheur vous est donc insupportable ? |
Socrate |
— Est-ce qu'il y aurait des hommes qui désirent de mauvaises choses, tandis que les autres en désirent de bonnes ? Ne te semble-t-il pas, mon cher, que tous désirent ce qui est bon ? |
Ménon |
— Il ne me le semble pas. |
Socrate |
— Mais quelques-uns désirent ce qui est mauvais ? |
Ménon |
— Oui. |
Socrate |
— Veux-tu dire qu'ils regardent alors le mauvais comme bon, ou que, le connaissant comme mauvais, ils ne laissent pas de le désirer ? |
Ménon |
— L'un et l'autre, ce me semble. |
Socrate |
— Quoi, Ménon ! juges-tu qu'un homme connaissant le mal pour ce qu'il est, puisse se porter à le désirer ? |
Ménon |
— Très fort. |
Socrate |
— Qu'appelles-tu désirer ? Est-ce que la chose lui arrive ? |
Ménon |
— Qu'elle lui arrive. Que serait-ce sans cela ? |
Socrate |
— Mais cet homme s'imagine-t-il que le mal est avantageux pour celui à qui il arrive, ou bien sait-il qu'il est nuisible à celui qui l'éprouve ? |
Ménon |
— Il y en a qui s'imaginent que le mal est avantageux, et il y en a d'autres qui savent qu'il est nuisible. |
Socrate |
— Mais crois-tu que ceux qui s'imaginent que le mal est avantageux l'envisagent sous la notion de mal ? |
Ménon |
— Pour ce point, je ne le crois pas. |
Socrate |
— Il est évident, par conséquent, que ceux-là ne désirent pas le mal, puisqu'ils ne le connaissent pas comme tel ; mais qu'ils désirent ce qu'ils prennent pour un bien, et ce qui est réellement un mal. De sorte que ceux qui ignorent qu'une chose est mauvaise, et qui la croient bonne, désirent manifestement le bien. N'est-ce pas ? |
Ménon |
— Il y a toute apparence pour ceux-là. |
Socrate |
— Mais quoi ! les autres qui désirent le mal, à ce que tu dis, et sont persuadés que le mal nuit à celui qui l'éprouve, connaissent sans doute qu'il leur sera nuisible ? |
Ménon |
— Nécessairement. |
Socrate |
— Ne pensent-ils pas que ceux à qui on nuit sont à plaindre en cela même qu'on leur nuit ? |
Ménon |
— Nécessairement encore. |
Socrate |
— Et que ceux qui sont à plaindre sont malheureux ? |
Ménon |
— Je le pense. |
Socrate |
— Or, est-il quelqu'un qui veuille être à plaindre et malheureux ? |
Ménon |
— Je ne le crois pas, Socrate. |
Socrate |
— Si donc personne ne veut être tel, personne aussi ne veut le mal. En effet, être misérable, qu'est-ce autre chose que de souhaiter le mal et se le procurer ? |
Ménon |
— Il paraît que tu as raison, Socrate, et personne ne veut le mal. |