SOCRATE - PLATON - ARISTOTE 

Platon

 

Texte fondateur

IVe s. av. J.-C.

La Caverne de Platon

SOMMAIRE

Allégorie de la caverne de Platon

Dualisme (schéma)

Étapes vers le Beau en soi

La tyrannie

Allégorie de la caverne de Platon [1]

La caverne

Socrate

[514] Représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée. Imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.

Glaucon

— Je vois cela.

Socrate

— Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois et en toute espèce de matière. Naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

Glaucon

— Voilà, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.

Socrate

— Ils nous ressemblent, répondis-je. Penses-tu que dans une telle situation ils n'aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?

Glaucon

— Comment cela se pourrait-il s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?

Socrate

— Et pour les objets qui défilent n'en est-il pas de même ?

Glaucon

— Sans contredit.

Socrate

— Mais, dans ces conditions, s'ils pouvaient se parler les uns aux autres, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu'ils voient ?

Glaucon

— Nécessairement.

Socrate

— Et s'il y avait aussi dans la prison un écho que leur renverrait la paroi qui leur fait face, chaque fois que l'un de ceux qui se trouvent derrière le mur parlerait, croiraient-ils entendre une autre voix, à ton avis, que celle de l'ombre qui passe devant eux ?

Glaucon

— Non par Zeus.

Socrate

— Assurément, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.

Glaucon

— De toute nécessité.

Socrate

— Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière. En faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un vient lui dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est, ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?

Glaucon

— Beaucoup plus vraies.

Socrate

— Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'un lui montre ?

Glaucon

— Assurément.

Socrate

— Et si, reprise-je, on l'arrache de sa caverne, par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?

Glaucon

— Il ne le pourra pas, du moins au début.

Socrate

— Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.

Glaucon

— Sans doute.

Socrate

— À la fin, j'imagine, ce sera le soleil, non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit, mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.

Glaucon

— Nécessairement.

Socrate

— Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.

Glaucon

— Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.

Socrate

— Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?

Glaucon

— Si, certes.

Socrate

— Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et de souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et vivre comme il vivait ?

Glaucon

— Je suis de ton avis, il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon là.

Socrate

— Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place. N'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?

Glaucon

— Assurément si.

Socrate

— Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que [517a] ses yeux se soient remis (puisque l'accoutumance à l'obscurité demandera un certain temps), ne va-t-on pas rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils puissent le tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

Glaucon

— Sans aucun doute.

De la caverne à la lumière et de la lumière à la caverne

Socrate

— Maintenant, mon cher Glaucon, il faut [517b] appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'Idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.

Glaucon

— Je partage ton opinion autant que je puis te suivre.

Socrate

— Eh bien ! partage là encore sur ce point, et ne t'étonne pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer là-haut.

Glaucon

— Oui, c'est naturel.

Socrate

— Mais quoi, penses-tu qu'il soit étonnant qu'un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n'étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d'entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations qu'en donnent ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ?

Glaucon

— Ce n'est pas du tout étonnant.

Socrate

— Un homme sensé se rappellera qu'il y a deux sortes de troubles de la vue, dus à deux causes différentes : le passage de la lumière à l'obscurité et le passage de l'obscurité à la lumière. Songeant que ceci vaut également pour l'âme, quand on verra une âme troublée et incapable de discerner quelque chose, on se demandera si venant d'une existence plus lumineuse, elle est aveuglée faute d'habitude, ou si, passant d'une plus grande ignorance à une existence plus lumineuse, elle est éblouie par son trop [518b] vif éclat. Dans le premier cas, alors, on se réjouirait de son état et de l'existence qu'elle mène ; dans le second cas on la plaindrait, et si l'on voulait en rire, la raillerie serait moins ridicule que si elle s'adressait à l'âme qui redescend de la lumière.

Glaucon

— C'est parler avec beaucoup de justesse.

Conclusion

Socrate

— La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s'élève jusqu'au principe même pour établir solidement ses conclusions, [533d] et qui, vraiment, tire peu à peu l'oeil de l'âme de la fange grossière où il est plongé et l'élève vers la région supérieure [...[533e]...]

Il suffira donc d'appeler science la première division de la connaissance, pensée discursive la seconde [534a], foi la troisième, et imagination la quatrième ; de comprendre ces deux dernières sous le nom d'opinion, et les deux premières sous celui d'intelligence, l'opinion ayant pour objet la génération, et l'intelligence l'essence ; et d'ajouter que ce qu'est l'essence par rapport à la génération, l'intelligence l'est par rapport à l'opinion, la science par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à l'imagination [...]

Dualisme

Schéma illustrant la conclusion qui précède.

 Intelligence (l'essence)
1. Science
2. Pensée discursive

 Opinion (la génération)
3. Foi
4. Imagination

Étapes vers le Beau en soi [3]

« [...] " Celui qu'on aura guidé jusqu'ici sur le chemin de l'amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d'une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses travaux antérieurs, beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, beauté qui n'est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui, par exemple dans un animal, dans la terre, dans le ciel ou dans telle autre chose ; beauté qui, au contraire, existe en elle-même et par elle-même, simple et éternelle, de laquelle participent toutes les autres belles choses, de telle manière que leur naissance ou leur mort ne lui apporte ni augmentation, ni amoindrissement, ni altération d'aucune sorte. Quand on s'est élevé des choses sensibles par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu'à cette beauté et qu'on commence à l'apercevoir, on est bien près de toucher au but ; car la vraie voie de l'amour, qu'on s'y engage de soi-même ou qu'on s'y laisse conduire, c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n'est autre chose que la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le Beau tel qu'il est en soi. "

" Si la vie vaut jamais la peine d'être vécue, cher Socrate, dit l'Étrangère de Mantinée, c'est à ce moment où l'homme contemple la Beauté en soi. Si tu la vois jamais, que te sembleront auprès d'elle l'or, la parure, les beaux enfants et les jeunes gens dont la vue te trouble aujourd'hui, toi et bien d'autres, à ce point que, pour voir vos bien-aimés et vivre avec eux sans les quitter, si c'était possible, vous consentiriez à vous priver de boire et de manger, sans autre désir que de les regarder et de rester à leurs côtés. Songe donc, ajouta-t-elle, quel bonheur ce serait pour un homme s'il pouvait voir le beau lui-même, simple, pur, sans mélange, et contempler, au lieu d'une beauté chargée de chairs, de couleurs et de cent autres superfluités périssables, la beauté divine elle-même sous sa forme unique. Penses-tu que ce soit une vie banale que celle d'un homme qui, élevant ses regards là-haut, contemple la beauté avec l'organe approprié et vit dans son commerce ? Ne crois-tu pas, ajouta-t-elle, qu'en voyant ainsi le beau avec l'organe par lequel il est visible, il sera le seul qui puisse engendrer, non des fantômes de vertu, puisqu'il ne s'attache pas à un fantôme, mais des vertus véritables, puisqu'il saisit la vérité ? Or c'est à celui qui enfante et nourrit la vertu véritable qu'il appartient d'être chéri des dieux et, si jamais homme devient immortel, de le devenir lui aussi. "

Voilà, Phèdre et vous tous qui m'écoutez, ce que m'a dit Diotime. Elle m'a persuadé et, à mon tour, j'essaye de persuader aux autres que, pour acquérir un tel bien, la nature humaine trouverait difficilement un meilleur auxiliaire que l'Amour. Voilà pourquoi je proclame que tout homme doit honorer l'Amour [...] »

La tyrannie [4]

Socrate

— Vois donc, mon cher camarade, de quelle manière se produit le régime tyrannique. Il est évident, en effet, qu'il résulte en gros d'une transformation de la démocratie.

Glaucon

— C'est évident.

Socrate

— Est-ce que le mode de transformation de la démocratie à la tyrannie n'est pas le même que de l'oligarchie à la démocratie ? [562b]

Glaucon

— Comment ?

Socrate

— Le bien qu'on mettait de l'avant, et qui constituait le but en vue duquel l'oligarchie a été instaurée, c'est la quête de toujours plus de richesse, n'est-ce pas ?

Glaucon

— Si.

Socrate

— Or, c'est l'appétit insatiable de richesse et, découlant de cette quête de la richesse, la négligence de tout le reste, qui ont conduit à la ruine de cette constitution.

Glaucon

— C'est vrai.

Socrate

— Eh bien, n'est-ce pas justement l'appétit insatiable de ce que la démocratie considère comme son bien qui va conduire à sa perte ?

Glaucon

— Qu'est-ce qu'elle considère à ton avis comme son bien ?

Socrate

— La liberté, ce bien-là, tu entendras dire dans une cité gouvernée démocratiquement [562c] que c'est le bien le plus beau et que pour cette raison, la cité démocratique est la seule où un homme libre par sa naissance jugera digne de s'établir.

Glaucon

— Cette affirmation, on l'entend souvent, en effet.

Socrate

— Eh bien, c'est là ce que je m'apprêtais à dire, n'est-ce pas le désir insatiable de ce bien et la négligence de tout le reste qui déstabilisent cette constitution politique et la mettent en situation de recourir nécessairement à la tyrannie ?

Glaucon

— Comment ?

Socrate

— Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons [562d] et s'enivre du vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s'ils ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques.

Glaucon

— Voilà ce que la cité fait.

Socrate

— Quant à ceux, repris-je, qui respectent l'autorité des gouvernants, on les invective en les traitant d'hommes serviles et de vauriens, mais les gouvernants qui passent pour des gouvernés, et les gouvernés qui passent pour des gouvernants, ce sont eux dont on fait l'éloge en privé comme en public, ce sont eux auxquels on accorde du respect. N'est-il pas inévitable que dans une telle [562e] cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?

Glaucon

— Si, nécessairement.

Socrate

— Et qu'il se propage, cher ami, continuai-je, jusqu'à l'intérieur des maisons privées, de telle sorte qu'au bout du compte l'anarchie s'implante même chez les animaux sauvages ?

Glaucon

— De quoi parlons-nous ici ?

Socrate

— Vois, par exemple, quand le père prend l'habitude de se comporter comme s'il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l'égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l'endroit de ses parents. Dans quel but ? Devenir libre. Et pareillement pour le métèque [563a] qui se fait l'égal du citoyen, et le citoyen l'égal du métèque, et de même pour l'étranger.

Glaucon

— Voilà bien comment les choses se passent.

Socrate

— Oui, voilà les faits, et il y en a d'autres de même nature, mais de moindre importance. Dans ce régime, le maître craint ceux qui sont placés sous sa gouverne et il est complaisant à leur endroit. Les élèves, eux, ont peu de respect pour les maîtres, et pas davantage pour leurs pédagogues. On peut dire que généralement les jeunes conforment leurs gestes au modèle des plus vieux et ils rivalisent avec eux en paroles et en actions. De leur côté, les vieux sont racoleurs, ils se répandent en gentillesses et en amabilités auprès des jeunes [563b], allant jusqu'à les imiter par crainte de paraître antipathiques et autoritaires.

Glaucon

— Oui, exactement.

Socrate

— Et, mon ami, le point limite de cette liberté de la masse est atteint dans une cité de ce genre, quand les hommes et les femmes vendus en esclavage ne sont pas moins libres que ceux qui les achètent. Et nous allions presque oublier de mentionner l'égalité de droits et la liberté qui ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et entre les hommes et les femmes.

Glaucon

— Eh bien, ne faut-il pas suivre Eschyle [563c] quand il propose que "nous disions ce qui à l'instant nous venait sur la langue" ?

Socrate

— Certes, et c'est justement ce que je m'apprêtais à dire. Dans cette cité, en effet, les animaux qui sont au service des hommes sont plus libres que dans une autre. On ne le croira pas tant qu'on ne l'aura pas observé. C'est là que les chiennes, pour suivre le proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et les chevaux comme les ânes, habitués à se déplacer fièrement en toute liberté, bousculent à tout coup le passant qu'ils trouvent sur leur chemin, si par mégarde celui-ci ne se range pas. Et tout le reste est à l'avenant, [563d] une pléthore de liberté !

Glaucon

— Tu exprimes ce à quoi je songeais. Quand il m'arrive de me mettre en route pour la campagne, j'en fais moi-même l'expérience.

Socrate

— Et la conséquence principale de tous ces facteurs conjugués, tu peux la concevoir : tout cela rend l'esprit des citoyens irritable, avec le résultat qu'ils se fâchent et se révoltent à la moindre occasion où se présente pour eux un élément de contrainte. Tu sais bien qu'au bout du compte, d'une certaine manière, ils ne manifestent plus aucun respect ni pour les lois écrites, ni pour les lois non écrites, tant ils sont désireux que personne ne soit, de quelque façon, [563e] leur maître.

Glaucon

— Je le sais trop bien.

Socrate

— Tel est donc, mon ami, l'amorce belle et juvénile, à partir de laquelle se développe selon moi la tyrannie.

Glaucon

— Juvénile, pour sûr, mais que se produit-il ensuite ?

Socrate

— La même maladie qui s'est manifestée dans l'oligarchie et qui a conduit à sa perte, se développe ici en raison de la permissivité qui se répand avec une ampleur et une force plus considérables, au point d'asservir la démocratie. Car de fait une action démesurée dans un sens a tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit dans les saisons, [564a], dans la végétation ou dans les organismes, et cela ne vaut pas moins pour les constitutions politiques.

Glaucon

— Vraisemblablement.

Socrate

— Une liberté excessive ne peut donc apparemment se muer qu'en une servitude excessive, et cela aussi bien pour l'individu que pour la cité.

Glaucon

— C'est en effet probable.

Socrate

— Il est dès lors vraisemblable que la tyrannie ne puisse prendre forme à partir d'aucune autre constitution politique que la démocratie, la servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée à son point le plus extrême.

[1] Platon, La République, Livre VII, IVe s. av. J.-C.
Extrait de remacle.org (page consultée le 10 nov. 2010) traduction Robert Baccou (adaptation du dialogue F. B.).
Extrait audio de Francis Dhomont, Sous le regard d'un soleil noir, Francis Dhomont © 1981,
[1] Pareil à un voyageur perdu.

[2] Image adaptée du croquis de Raymond-Robert Tremblay (professeur de philosophie), Cégep du Vieux Montréal © 1997 (page consultée le 9 nov. 2010).

[3] Platon, Le Banquet, GF-Flammarion © 1964-1992, [210E]-[212b], traduction Émile Chambry.
Extrait audio de Platon, Le Banquet, Thélème © 2002, lecture Michaël Lonsdale.

[4] Platon, La République, GF-Flammarion © 2002, pp. 431-434 [562b]-[564a], traduction Georges Leroux.

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